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la mystérieuse inconnue

laissait emporter par des souvenirs, de prime abord insignifiants et qui d’être évoqués en une compagnie féminine s’alourdissait de toute la poésie des choses passées.

Assis sur le même divan qu’elle, il se grisait du parfum qui l’imprégnait.

Elle l’écoutait, se contenta de temps à autre de lui poser quelques questions.

Une fois, se tournant vers lui, et fixant sur les siens ses magnétiques yeux noirs, distillateurs de trouble et d’affolement, elle lui demanda :

— Vous n’avez jamais aimé ?

Comme une couventine pudique, il rougit et balbutia :

— Je ne sais pas…

Devant son regard passa rapide la vision entrevue un jour de pluie…

— Peut-être…

— Et peut-on savoir…

— Je ne la connais pas encore…

Un silence pesa pendant lequel les yeux se recherchèrent et se fuirent.

Elle jugea le moment propice pour livrer l’assaut, le grand assaut qui ferait écrouler ce qui restait de son indifférence comme les dernières ruines d’une muraille. Elle l’aurait là à sa merci, ne pensant plus que par son cerveau de femme, pauvre petite marionnette dont elle tiendrait les fils dans ses mains blanches et fines.

— Vous êtes bien loin. Avez-vous peur de moi ?

— Peut-être…

Et réellement, il commençait à avoir peur. Les yeux qu’il avait devant lui l’attiraient, le fascinaient, lui donnaient le vertige comme deux ouvertures d’abîme.

Et pourtant il se rapprocha d’elle…

Elle pencha vers lui son visage dont la peau avivée par le fard était douce, comme un beau jour laiteux, et lui demanda, la voix un peu voilée par l’émotion qui la gagnait elle-même.

— Et moi si je vous aimais… m’aimeriez-vous ?

Il regarda autour de lui, effaré, comme une bête traquée.

— Si vous m’aimiez, mais… vous ne m’aimez pas.

— Qui sait ?

Il ferma les yeux, passa la main sur son front…

Une sensation de vertige le saisit qui lui fit répondre malgré lui :

— Je vous adorerais…

Elle eut un sourire vague sur ses lèvres. Que signifiait ce sourire ? Satisfaction d’amour propre ? Douceur d’être aimée soi-même ? Peut-être les deux à la fois. S’était-elle prise elle-même à son jeu ? Elle commençait à douter…

Maintenant, ils s’étaient tout dit et le silence derechef les absorba en eux-mêmes.

Quand il se leva pour prendre congé, il était désemparé incapable de démêler ce qu’il y avait de fictif et de vrai dans ses sentiments.

Cette nuit-là, il y eut deux personnes qui ne purent fermer l’œil, chacune d’elles luttant contre son cœur.

IX

Comme Chs. Johnson, au volant de l’auto, contournait le coin des rues St-Laurent et Ste-Catherine, se disputait avec l’agent du coin, il aperçut à quelques pas de lui une figure connue. C’était Pit Lemieux.

D’abord abasourdi de voir son ancien copain sous la livrée d’un chauffeur de bonne maison, ce dernier, en observant le personnage qui était assis à l’arrière de la limousine, crut reconnaître l’homme qu’il recherchait depuis si longtemps et dont la photo parue récemment dans les journaux lui avait permis de graver ses traits en sa tête.

Il traversa la rue et faisant mine de prendre la part de l’agent qu’il connaissait d’ailleurs, il se mit à son tour à invectiver le chauffeur.

Ahuri de ce vacarme, André Dumas ouvrit la portière et conseilla d’une façon plutôt cavalière à l’intrus de se mêler de ce qui le regardait.

Pit Lemieux ne répondit rien et changea de tactique.

Il avertit le chauffeur qu’un pneu était dégonflé.

Une fois débarrassé de l’agent et le coin franchi, Johnson descendit se rendre compte de l’état de sa voiture.

C’était précisément ce que l’autre voulait, un prétexte pour lui glisser un mot à l’oreille.

— Sois chez moi ce soir !

— Suis engagé. Cet après midi ?

— Entendu, à trois heures…

Pour sauver les apparences, il le traita de farceur pour l’avoir fait descendre pour rien…

André Dumas accomplit ses différentes courses rapidement, se fit reconduire chez lui, donna congé à son domestique et attendit fébrilement la visite qu’on lui avait annoncée.

Vers deux heures et demie, Idola vint l’a-