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la mystérieuse inconnue

Prise d’abord au dépourvu par la déroute soudaine de toutes ses prévisions, elle s’était ressaisie. Elle lui gardait encore un peu de rancune mais elle ne se défendait plus de s’avouer qu’il l’intéressait passablement.

Constatant à certains indices qu’une femme perçoit comme une sensation, que cet intérêt était réciproque, elle imagina de tenter sa conquête. Cela pour le simple plaisir de la victoire, comme une joueuse de tennis ambitionne de gagner les parties qu’elle joue.

Elle voulait le trainer à son char, comme un esclave fidèle. Elle le voulait voir grossir de son unité le nombre de ses adorateurs.

Étendu dans un fauteuil, bien mollement, les pieds sur un tabouret, André Dumas parcourait discrètement les colonnes d’un journal, se demandant en son for intérieur où et comment il passerait la soirée, quand le téléphone sonna.

C’était Julienne Gosselin qui s’informait de ses nouvelles et l’invitait pour la soirée.

Cette invitation ne pouvait arriver dans un moment plus propice. Il l’accepta immédiatement.

Une troupe ambulante formée d’artistes français recrutés dans les principaux théâtres de Paris jouait alors au Princess quelques pièces du répertoire français contemporain. Ce soir-là on interprétait la « Vierge folle » de Bataille. Le théâtre n’était pas le fait d’André Dumas. Toutefois, il proposa à la jeune fille de l’y accompagner si cela l’intéressait. Elle acquiesça.

Vers huit heures, une somptueuse limousine stoppait devant la résidence des Gosselin. Un chauffeur en livrée, qui n’était autre que notre ami Johnson, vint ouvrir la portière et André Dumas en descendit, majestueux et fier. Cela l’amusait de jouer au grand et il avait hâte de constater l’effet chez Julienne Gosselin de son nouveau genre de vie.

Quand il descendit le perron, sa compagne, appuyée à son bras, il ne put s’empêcher de sourire intérieurement en voyant l’air grave de son chauffeur qui, droit comme un pilier d’église, se tenait à la porte de l’auto.

Quand ils furent montés, il étendit sur leurs genoux la robe de buffalo, referma la portière et prit place au volant.

— Au théâtre Princess.

— Bien, Monsieur.

Silencieusement, l’auto démarra.

Julienne avait revêtu un manteau de vison aux lignes élégantes et d’une correction parfaite. Elle était affolante et le savait.

André Dumas aurait bien voulu se presser contre elle, lui enlacer la taille et goûter à ses lèvres pour en connaître la saveur. Une gêne insurmontable le retint. Il se contenta de lui prendre la main. Sans succès. Elle la retira aussitôt.

Il fit mine de l’avoir frôlée par mégarde et s’excusa.

Une foule brillante emplissait le Princess. Toilettes noires et sévères des messieurs, robes claires des femmes, rayonnement sous les lumières électriques de perles et de bijoux, charmaient les regards.

Un bruit confus de voix, le bruissement des robes de soie puis trois coups espacés, le silence. Les lumières s’éteignirent, le rideau se leva.

Si les acteurs étaient bons, la pièce l’était moins. La guerre par son inévitable réaction a fait évoluer la sensibilité humaine.

Peut-être aussi l’influence du cinéma américain.

Dans l’auto qui les ramenait à la demeure de Monsieur Gosselin où Julienne avait fait préparer un petit souper que le tête à tête rendait plus intime, le jeune homme fit part de ses impressions.

Il ne comprenait pas l’attitude du frère de la jeune fille, cette « vierge folle » qu’un suborneur avait amenée insensiblement et avec art jusqu’à la faute d’amour. C’était agaçant à la longue que de le voir discourir le revolver à la main et se contenter de paroles.

— Moi j’avoue que je n’irais pas par quatre chemins à sa place…

— Qu’auriez-vous fait ?

— J’aurais cassé la gueule du séducteur…

— Vous auriez ?… quoi ?…

— …Casser la gueule… cette expression vous scandalise ? Il n’y a pas de quoi. Elle est d’ailleurs de bon ton puisque l’Académie lui a donné droit de cité… partout… même dans les salons.

L’auto venait de stopper.

André congédia son chauffeur.

Dans l’atmosphère chaude du living room, le jeune homme se laissa griser insensiblement par le charme subtil qui se dégageait de la jeune fille et s’infiltrait en lui.

Un petit souper fin pris au préalable et qu’une bouteille de vieil oporto qui datait des jours antérieurs à la prohibition avait agrémenté, le prédisposait aux confidences. Il s’y laissa glisser.

Le charme opérait, amollissant.

Il raconta sa jeunesse, son enfance. Il se