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la mystérieuse inconnue

Elle n’avait qu’à jeter un coup d’œil sur son frère pour se rendre compte que ce grand jeune homme nerveux, sec, ne reculerait devant rien pour arriver à ses fins.

Tous ses traits respiraient l’énergie et la décision.

Le jour où ces deux êtres se rencontreront dans une joute dont l’enjeu était si important, lequel vaincrait l’autre ?

Son frère aurait-il le dessus ?

André Dumas, avec son flegme et sa force consciente, peut-être un peu lourde, résisterait-il à l’assaut plus impétueux d’Ernest Germain et de ses acolytes ?

Elle eut peur pour lui.

Le soir même, quand elle fut seule dans sa chambre, elle griffonna quelques mots. Et le lendemain, en sortant de chez elle, elle déposa la missive dans la première boîte à lettres.

Elle était contente d’avoir pu à son insu lui rendre service.

XIII

Chez Pit Lemieux, deux jours après sa visite à la résidence d’André Dumas, à quatre heures.

La salle était presque vide. Le menton dans le creux de sa main, accoudé sur la table, Pit Lemieux, qui forme avec Ernest Germain une seule et unique personnalité, regardait avec insistance un point, toujours le même, sur le papier peint de la muraille.

Une vive tension d’esprit contractait les muscles de son visage.

Il resta quelques minutes dans la même position, sans bouger, puis passant la main sur son front et ses yeux, il soupira longuement, se leva, fit quelques pas dans la pièce et retourna à son poste.

— Irma ! appela-t-il.

La jeune femme s’approcha de lui. Elle était grande, forte de taille et respirait la santé. Elle aimait Pit Lemieux à la folie et sans aucune hésitation se serait fait tuer pour lui. Mais l’homme qu’elle aimait ne se souciait pas de cet amour. Il la gardait chez lui parce qu’elle le servait en esclave et aussi parce qu’un jour il pourrait en avoir besoin.

— Johnson est-il venu cet après-midi ?

— Oui, il a pris quelques coups et est reparti tout de suite.

— Il n’a rien laissé pour moi ?

— Non. Il m’a dit que son patron était en dehors de la ville depuis quelques jours.

— John n’est pas venu aujourd’hui ?

— Non !

— Chicoyne ?

— Il doit revenir tantôt. Il avait une job à faire cette nuit.

— Appelle Johnson au téléphone… son numéro ? Regarde au nom de André Dumas. Dis au central de sonner longtemps, que c’est une affaire très importante.

Quelques minutes après, Irma l’avertissait que le chauffeur était « sur la ligne ».

Ce dernier réveillé brusquement dans son sommeil maugréait intérieurement contre l’idiot qui le dérangeait à une telle heure de la nuit. Mais quand il reconnut la voix de Pit Lemieux, il s’adoucit et aussitôt promit d’être chez lui en moins d’une demi-heure.

Pit Lemieux, s’il eut vécu aux États-Unis à Chicago, par exemple, aurait bien mérité le titre de « roi de l’Underworld ». Positivement, il avait sur chacun d’eux une influence que personne ne songeait à constater. Il aurait pu faire de chacun des habitants du monde interlope, ce qu’il voulait. Était-ce dû à ses mœurs restées pures, à son abstention de tous les vols ou attentats, ou à cette espèce de magnétisme qui ne se définit pas. Nul n’aurait su le dire, on le craignait et on le chérissait. On le savait incapable de vendre qui que ce soit, comme on savait qu’il n’avait peur de quiconque. Pour réaliser le projet qu’il venait de mûrir tantôt il avait besoin de créatures dévouées et sur lesquelles il pouvait compter. Elles ne manquaient pas autour de lui.

En un rien de temps, il avait repéré ses hommes. Dans une heure au plus tard, son établissement ressemblerait à un antre de conspirateurs. Car, maintenant, depuis sa rencontre avec André Dumas, il le détestait. Il le détestait souverainement, de toute l’humiliation subie qui s’ajoutait à l’insuccès de sa démarche. Il lui en voulait peut-être, non pas tant de détenir injustement des millions qui lui revenaient en droit, mais de s’être montré son supérieur et de l’avoir éconduit comme un vulgaire fâcheux. C’était entre eux un duel à mort. D’avoir revu sa famille, sa mère vieillie et débile, sa sœur qui s’étiolait dans un travail peu rémunéré et enfouissait dans un décor de pauvreté, toute la fraîcheur d’une jeunesse et d’une beauté qui aurait dû s’épanouir dans d’autres sphères, avait ancré en lui son désir de vengeance et l’idée de