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la mystérieuse inconnue

vait cru et imaginé, le laissaient libre et maître de cette somme.

Il loua un logement dans un quartier plus central, le meubla et y installa sa famille. Les revenus de son commerce lui permettaient ce semi-luxe.

Il voulut qu’Annette abandonna son travail. Elle refusa d’abord pour acquiescer ensuite. Sa mère avait besoin d’elle. Ce serait moins ennuyant que de passer les longues journées seules, sans rien pour se distraire que de regarder par les fenêtres les passants de la rue, faire le ménage, un peu de couture et parcourir les journaux de la veille.

Pit Lemieux, en reprenant sa vie d’autrefois, en retrouvant la famille volontairement délaissée, reprit en même temps son nom de jadis, Ernest Germain.

Mais il devint taciturne ! Et ses traits se figèrent davantage dans leur dureté et le pli s’accentua aux commissures des lèvres comme se creusèrent davantage sur son front les deux lignes parallèles qui le sillonnaient.

Quelque chose le hantait. On le devinait à son air préoccupé et soucieux.

Les années perdues de sa jeunesse seraient-elles irrémédiablement perdues pour l’avenir ? Assisterait-il impuissant au triomphe d’un être qu’il détestait souverainement cordialement. Aurait-il chaque jour, qu’il le veuille ou non, le spectacle d’un luxe qui aurait dû lui appartenir ? Chaque jour, le contraste entre sa misère et la richesse de l’autre ferait-il germer en son âme ces ferments de rancœur ? Et son ambition, son rêve, son avenir jamais ne se réaliseront ? Jamais il ne pourrait poursuivre ces études qui auraient fait de lui, il le sentait, il en avait l’intuition, un médecin célèbre qui brillerait au premier rang.

Toutes ces interrogations l’accablaient, le poursuivaient. Elles le lancinaient comme des milliers de coups d’aiguillon qui entreraient dans sa chair. Et avec les jours, son calme imperturbable s’effritait comme un roc de granit que l’eau des années et des siècles a fait pourrir et qui s’émiette, s’émiette, jusqu’à ce que rien ne subsiste du bloc primitif. Il enrageait. Il cherchait, cherchait. Et sa patience l’abandonnait. Il était prêt à tout, aux actes les plus téméraires et les plus hasardeux, décidé maintenant à agir avec le minimum du secours d’autrui, à agir seul, s’il le fallait. À force de penser à Dumas, il était arrivé à un paroxysme de haine tel qu’il considérait le monde trop petit pour les contenir tous les deux. L’un était de trop. Il me brisera ou je le briserai.

C’en était trop. Le supplice de Tantale, il le comprenait dans toute sa cruauté latente. Avoir à portée de la main pour ainsi dire, des millions qui nous appartiennent et dont on ne peut jouir, supputer intérieurement toutes les possibilités que renferme une telle fortune ; savoir que, volant ses millions, ce trésor, l’on a en même temps fait disparaître honteusement, ignominieusement, l’être à qui l’on doit tout avec la vie, il y avait de quoi exaspérer l’homme le plus maître de lui. Il y avait de quoi pousser aux pires folies, voire aux pires excès, à recourir aux moyens les moins avouables comme les plus radicaux pour se les approprier, surtout lorsqu’on voit sa mère et sa sœur acculées à la pauvreté, à la hideuse pauvreté.

L’idée lui vint un jour de tuer.

Des lueurs rouges dansaient devant ses yeux. La tentation l’assaillait obsédante et des bruits de pièces d’or s’entrechoquant, tintaient dans ses oreilles. Il lutta. Non ! Tout. Pas ça. Ça ? c’était son pauvre corps qui se balancerait inerte les pieds dans le vide, la tête recouverte d’un sac noir, et le cou cravaté d’un câble rugueux.

Et comme l’obsession s’acharnait à peser sur son cerveau, lourdement, il chercha quelqu’un à qui confier son secret, à qui raconter ce qui se passait dans les replis les plus intimes de son être pensant. De cette façon, le fardeau s’allègerait d’être porté à deux.

Quelle autre personne qu’Annette, la petite sœur, douce et brave, pourrait mieux le comprendre, mieux partager ses soucis, ses chagrins, ses espoirs et ses rancœurs, que cette jeune fille dont la chair provenait comme lui de la même femme et du même homme, et que les liens du sang enserraient fortement, doublés d’un désir commun de vengeance, d’une vengeance qui, dans le fond, n’était qu’un acte de justice.

Et un soir qu’ils veillaient sous la lampe pendant que la mère dormait, il fit déborder le trop-plein de sa rancœur. Des larmes tombèrent de ses yeux qui se frayèrent un chemin sur les joues et s’arrêtèrent aux lèvres.

Les nerfs tendus à force de vibrer venaient d’éclater.

À la pensée des dangers plus graves encore que courait son ami, son grand ami, qu’elle aimait d’autant plus qu’elle le savait en péril, elle