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la mystérieuse inconnue

et au suprême degré, le capital le plus considérable, surtout entre les mains d’une femme qui sait s’en servir ? N’appartenait-elle pas à un milieu des plus respectables, grâce à son éducation et à son état de fortune…

Comme elle n’avait pas connu sa mère, morte en lui donnant la vie, et que Me Gosselin avait reporté sur elle toute l’affection que la pratique des affaires n’avait pas consumée, elle l’écoutait en tout, s’assimilait ses idées, se les incorporait, les faisant siennes.

Elle rêvait donc de fastes et de splendeurs inouïes et dans l’attente du Prince Charmant qui viendrait jeter à ses pieds avec son cœur, sa puissance et ses sacs d’or, elle refusait obstinément tous les partis qui s’offraient à elle.

Quand la sténographe lui eut annoncé que M. André Dumas désirait le voir et qu’il vit pénétrer dans son bureau ce beau garçon de 24 ans, taillé en athlète, à l’air naïf et bon enfant, Me Pierre Gosselin, obséquieux plus que d’habitude, s’avança à sa rencontre et avec force salutations lui offrit un siège.

— « L’héritage est plus élevé que je ne pensais », se dit le jeune homme.

— « Voilà précisément l’oiseau rare qu’il faut amener dans mes filets » pensa l’avocat.

Assis en face l’un de l’autre, ils demeurèrent quelques instants silencieux à s’examiner mutuellement.

— Vous aviez à me voir ? demanda enfin André.

— En effet. Vous avez appris la mort de votre oncle Gustave Dumas à Bute City, Montana.

— Le mois passé.

— Et vous savez sans doute que vous êtes son seul héritier.

— J’ai de fortes raisons de le croire. Il m’a toujours dit qu’il me léguerait ses biens. À combien s’élève la succession…

L’avocat se renversa sur sa chaise, et les deux pouces dans ses poches de veste :

— Jeune homme ! Vous êtes un privilégié, un être né pour la chance… Devinez ?

— Je ne sais pas. À une couple de millions probablement.

— Dix millions…

Immédiatement il se pencha sur la table pour voir l’impression que ce montant fabuleux produirait chez son client. Mais le visage ne broncha pas.

— « Ah, toi, dit-il intérieurement, tu es en plein le type qu’il me faut. Tu n’as pas d’ambition. Nous en aurons pour toi…  »

Et immédiatement, il se passa dans le cerveau de l’avocat toute une combinaison de plans de campagne qui le ferait maître en fait de cette fortune.

— Quand vais-je toucher l’argent ?

— Mes correspondants américains, Jeffrey et Burke m’ont écrit ces jours-ci qu’au commencement de la semaine prochaine, nous recevrons tous les documents officiels. En attendant. je vais vous signer un chèque de $100,000 dollars sur la banque de Montréal où cet argent est déposé « in trust ».

En lui tendant le morceau de papier où quelques lignes d’écriture représentaient une somme d’argent intéressante, Me Gosselin, onctueux, demanda à son client quels étaient ses projets d’avenir.

— Je n’en ai aucun pour le moment. Comment voulez-vous que l’avenir me préoccupe ? Vous l’avez dit vous-même. Je suis un chanceux qui n’a qu’à se laisser vivre.

— Vous vous établirez à Montréal ?

— Il est plus que probable.

— Y avez-vous des relations ?

— Aucune, sauf une vieille tante qui est veuve et n’a pas d’enfants.

— S’il vous plaisait de venir passer la soirée à la maison, je serais heureux de vous recevoir. J’aimerais être votre conseiller. Je ne vous cache pas que vous me plaisez énormément. La façon dont vous avez accueilli la nouvelle que vous étiez riche à millions me fait croire que vous êtes un jeune homme pondéré, que vous ne gaspillerez pas votre fortune, comme tant d’autres à votre place le feraient. Quand retournez-vous à la campagne ?

— Par le train de cinq heures.

— Et vous revenez à Montréal ?

— Dans quelques jours, aussitôt que vous aurez reçu les derniers papiers.

L’avocat posant amicalement la main sur l’épaule du jeune homme le reconduisit jusqu’à la porte et lui réitérait son invitation…

— Faites-vous de la musique ?

— Un peu, je jouais le premier violon dans l’orchestre du collège…

— À merveille, ma fille sera heureuse de vous connaître, Vous ferez de la musique ensemble…

La porte se referma.

Monsieur Gosselin retourna à son bureau, se frottant les mains d’aise.

— J’ai mon affaire en mains !

Le jeune homme, une fois dans la rue, esquissa un sourire.

— En voilà un qui me croit poisson. Il va s’apercevoir que si j’ai l’air de mordre, j’évite l’hameçon.