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la mystérieuse inconnue

— Il paraît.

— Que vas-tu faire avec tout cet argent ?

— Ce que je fais là ! Non ! Je vous ai dit que je viens demeurer à Montréal.

— Pour bambocher ?

— Ma tante ! Vous me connaissez mieux que cela. J’ai l’intention de me marier.

— Avec qui ?

— Je ne sais pas son nom… je sais seulement que c’est la seule jeune fille que je pourrais aimer… aimer d’amour.

— Comme tu es jeune, André !

— Me le reprochez-vous ?

— Mais non ! Seulement je te conseillerais d’attendre un peu. Est-elle riche ?

— Ça n’en a pas l’air. Elle est habillée aussi pauvrement qu’on peut l’être.

— Depuis quand la connais-tu ?

— Je vous dis que je la connais pas. Je l’ai vue ce soir en attendant le tramway.

— Tu seras bien toujours pareil.

— Je vous remercie du compliment. Je ne désire pas changer… ma tante. Il approche huit heures. Vous allez vous habiller et venir aux vues avec moi.

— Et si ça ne me plaît pas ?

— À moi ça me plaît. C’est tout. Pas de discussion. Ouste, ma tante, dépêchez-vous. J’appelle un taxi. Dans un quart d’heure il faut que vous soyez prête.

Madame Boudreault résista faiblement et consentit à accompagner son neveu.

Elle se réjouissait et s’attristait à la fois des événements survenus récemment.

Son neveu résisterait-il à tant d’argent qui subitement lui tombait dans les mains ? C’était là le mystère qu’elle s’acharnait à résoudre.

II

M. Gosselin, de l’étude légale Gosselin et Johnson, était un homme bedonnant, aux mains larges et épaisses et à la figure vulgaire. Il avait les yeux petits, enfoncés sous une touffe de sourcils épais dont la couleur tirait à la fois et du poivre et du sel.

Ses yeux clignaient continuellement sous le lorgnon.

Quand il discutait des affaires avec quelqu’un, il en plissait un et fixait de l’autre son interlocuteur. Ce qui faisait dire à l’un de ses confrères : « Gosselin, quand il vous regarde, vous magnétise d’un œil et vous endort de l’autre ».

Il était très habile et rempli d’une activité étonnante chez un homme dont le physique annonçait plutôt un tempérament lymphatique. Sa clientèle, très étendue, ne suffisait pas à son ambition. C’était le secret de polichinelle qu’il ambitionnait d’être nommé sénateur. L’Hon. Pierre Gosselin sonnerait certainement mieux aux oreilles que Me Pierre Gosselin C. R.

Malgré des démarches nombreuses, d’abord discrètes, bientôt plus pressantes, il n’avait pu conquérir le titre convoité. Il ne désespérait pas cependant. Puisque le parti au pouvoir ne voulait pas de bon gré récompenser les services rendus à la cause en temps d’élection, il forcerait la main du ministère.

M. Gosselin avait une fille unique. Âgée de 21 ans à peine, elle avait vu nombre de soupirants à ses pieds. Plusieurs l’avaient demandée en mariage, mais eurent la même réponse ; elle était trop jeune et ne voulait pas se marier avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année. En cela subissant sans qu’elle s’en rendit compte l’influence paternelle, elle ne faisait qu’obéir au secret désir de l’avocat. Celui-ci avait décidé, et quand il décidait une chose, il ne le faisait pas à demi, que Julienne servirait à ses desseins. Il tenait mordicus à sa marotte. Grâce à elle, un gendre fortuné le servirait à merveille…

Julienne tenait physiquement de sa mère, si, moralement elle avait les qualités, peut-être aussi les défauts de son père… Elle était assez grande, superbe de ligne, avec un port indolent et fier à la fois. Nulle part elle ne passait inaperçue, le nez droit et des lèvres d’une régularité parfaite. Elle était trop parfaite, c’était peut-être la seule chose qu’on aurait pu de prime abord lui reprocher. Mais à bien l’examiner, et à condition toutefois de n’être pas aveuglés par ses charmes, on aurait constaté que l’aile mobile des narines mettait dans ce visage d’albâtre un frémissement de passion et que les lèvres fines et longues indiquaient l’ambitieuse, capable d’être cérébrale avant d’être passionnée. Seul l’homme qui s’imposerait à elle, capable de la dompter, pourrait aspirer à autre chose qu’à être un jouet entre ses mains, des mains aux doigts effilés, de véritables mains de musicienne ; ce qu’elle était d’ailleurs et d’une façon consommée.

Son père lui avait répété suffisamment de fois qu’avec la beauté que le ciel lui avait octroyée, l’avenir s’ouvrait pour elle lumineux et beau. Elle pouvait aspirer à gravir les sommets les plus élevés. Ne possédait-elle pas,