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intelligent que ceux de la moyenne dans son entourage de campagnards.

Et lui, docilement, la suivait partout, tenant ses yeux gris rivés sur elle… une sorte de bien-être l’envahissait… il se sentait heureux, pleinement heureux d’être avec elle, de l’entendre, de la voir.

Il se comparait intérieurement aux héros des romans qu’il avait lus… N’assistait-il pas à la naissance, en lui, de l’amour dominateur troublant ?

Il était flatté de ce qu’un être comme Germaine Bourgeois lui ait montré tant de déférences. Il ignorait que sa jeunesse vigoureuse et saine attirait la jeunesse pure et fraîche de la jeune fille. Au milieu d’une nature en fête, loin des conventions mondaines, les conditions sociales n’existent pas. Seuls existent la mystique attirance d’une âme vers une autre âme, le besoin impérieux d’admirer et d’être admiré, d’aimer et d’être aimé.

Son état de langueur doucereuse faisait place à une exaltation enthousiaste, comme une prise de possession de la vie, parce qu’il avait trouvé dans la seule présence d’un être plus jeune et d’un sexe autre un complément au vide qui l’oppressait.

C’était donc cela qu’inconsciemment il recherchait : cette présence, dans sa vie, d’une autre vie pour la parfaire et lui donner son plein épanouissement !

Était-ce bien l’amour qui élargissait son âme jusqu’au chimérique ?

Elle n’était encore qu’une enfant. Il n’y avait entre eux aucune affinité.

Il se rappela bien l’émotion que lui avait causé son regard lors de cette distribution de prix dont tout à l’heure on avait fait mention ; il se rappela bien avoir songé souventes fois à des choses impossibles dont elle était le but…

Pourrait-il jamais aspirer à être pour elle autre chose que ce qu’il était en cette minute : une distraction, un désennui, un caprice de petite fille qui ne sait quoi inventer pour son amusement. Il serait toujours ce qu’il est maintenant, un joujou qui aide à passer plus rapidement les heures monotones !

De ce jour-là, son enfance fut enterrée. Il commença d’être un homme, de vivre et de souffrir avec d’autant plus d’acuité que son tempérament avait de puissance.


III

L’INTERMISSION

— I —


M. Duval ! Le chauffeur vient d’arriver. Descendez-vous en ville ce matin ? lui demanda la mère Durand, sa vieille ménagère, une parente éloignée qu’il avait recueillie chez lui après la mort de son mari.

— Quelle heure est-il donc, mémère ?

Il se servait, quand il était de bonne humeur, de cette appellation familière, ce qui enchantait la brave femme. Elle avait voué à son maître une admiration sans bornes et un dévouement maternel.

— Neuf heures et demie, répondit-elle. J’avais prévenu Lucien, comme vous me l’aviez dit hier.

Le financier se leva, s’étira les bras et les jambes pour les dégourdir et ne put réprimer un bâillement de fatigue.

— Je vais me coucher. Vous me réveillerez à midi et demi. Pour dîner, rien d’extraordinaire : Du bon lard salé. Il y a longtemps que j’en ai mangé. Renvoyez Lucien jusqu’à une heure cet après-midi.

Épuisé plus qu’il n’aurait voulu l’avouer, le lutteur ne tarda pas à s’endormir… Il dormit comme une bûche, d’un sommeil de plomb. De lui-même, quand midi sonna, il se réveilla. Il procéda rapidement à sa toilette, jeta un coup d’œil sur les journaux du matin, et alla s’installer dans la salle à manger. Il s’attabla et fit honneur au repas frugal, digne d’un spartiate, qu’il avait commandé.

Arrivé au pinacle de la fortune, il avait conservé ses goûts d’enfant du peuple. Dans son appartement, il n’y avait rien de raffiné, rien de délicat. Les pièces où il vivait semblaient modelées sur sa personne. Les meubles étaient lourds, massifs, sans grâce. Sur les crédences, aucun bibelot. Aux murs, des gravures sur bois d’un de ses amis, artiste vigoureux, qui travaillait à larges coups… les quelques peintures appendues aux murailles portaient la même caractéristique. C’étaient des paysages âpres, tourmentés ; ou bien quelques études de tête signées : Jules Boivin, le peintre moderne qu’on a baptisé le Rodin de la peinture.

Le lutteur venait à peine de terminer son dîner que la mère Durand l’avertit que l’auto l’attendait.

— C’est bien ! j’y vais…

— Où dois-je vous conduire ? demanda le chauffeur.

— Au bureau.