Page:Paquin - Le lutteur, 1927.djvu/26

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C’était cette journée, journée radieuse et parfumée de la fenaison qu’évoquait la lettre sur papier mauve.

Il la parcourut à nouveau. Entre les lignes d’autres souvenirs se levèrent, qui gisaient dans le passé, au fond, tout au fond de sa mémoire. Et seules, les heures qu’elles avaient égayées, dans cet été de 191… vivaient encore. Le reste, depuis longtemps, il l’avait oublié… De la vie familiale, de la vie grise presque lugubre, enclose dans la maison de bois rude, équarri grossièrement, il ne se rappelait rien. Il ne voulait rien se rappeler. À quoi bon.

Un jour, un peu plus d’une semaine avant son départ pour le couvent, il avait accepté son invitation d’aller à travers champs, à la cueillette des framboises.

Sur un coteau, ravagé par le feu quelques décades plutôt, il ne restait plus que des troncs calcinés, des repoussis de trembles et de bouleaux et une quantité innombrable de framboisiers sauvages.

Les fruits étaient venus en abondance. Ils étaient à la fin de leur maturité. Il n’en restait presque plus aux branches, chargées à ployer quelque temps auparavant.

Lui, pendant qu’elle butinait, il allait ça et là cherchant les framboises, cherchant les framboises les plus grosses, les plus belles, les plus rouges, et quand, il en avait ramassé une pleine main, il les déposait sur une feuille étendue, la plus grande qu’il pouvait trouver…

Et les fruits rouges sur ce vert faisaient un mariage chatoyant de couleur, une symphonie pour l’œil qu’ils charmaient.

Délicatement, pour qu’aucun ne tombe, il lui tendait la main. Et elle y puisait largement. Une fois, il s’enhardit, et de lui-même, il porta une framboise à sa bouche. Il n’aurait pu dire si du fruit ou des lèvres lesquels étaient plus vermeilles.

Ils rirent tous deux sans cause… d’un rire honnête, joyeux, jeune.

Une autre fois, mu par un instinct qu’il n’avait pu contrôler à temps, il s’approcha d’elle, par en arrière, à pas feutré.

Elle était penchée sur un arbuste, occupée à le dégarnir. Ses cheveux frisottants où le soleil se posait, jouait et dansait, avaient dans la lumière, des reflets multicolores ; ils étaient dorés, blonds, fauves, bruns, noirs… Il apercevait au bas de la chevelure, la carnation satinée de son cou… Avant de s’être rendu compte de son acte, il se baissa, et sur cette peau qu’il ensorcelait, cette peau fine, duvetée comme une pêche, il déposa ses lèvres…

Surprise, elle se retourna brusquement… Il y avait dans les yeux violets un mélange de sentiments impossibles à définir et qu’elle même n’aurait pu démêler… Elle le toisa, hautaine, et bien femme malgré son âge. Mais il avait l’air si penaud, il semblait tellement implorer le pardon qu’elle fut prise d’un rire fou, toute sa colère fondant devant le spectacle piteux qu’il offrait. Il avait le regard humble, timide… Il implorait… il se repentait.

Il balbutia ne sachant quoi dire.

— Pardon… je n’ai pas fait exprès…

Et entre ses doigts, comme du sang, les framboises écrasés dans sa main, coulaient…

Puis, ce fut la dernière visite, une journée morne des débuts de septembre.

Elle avait revêtu sa robe noir, sa robe de couventine, au col et aux poignets blancs, aux lignes uniformes et sévères, et qui la faisait paraître plus pâle, plus menue.

Longtemps ils cheminèrent côte à côte sans se parler. Ils allaient par le chemin ombragé qui conduit du Plateau au Village. Il ventait. Dans les branches le vent jouait une musique sourde, crispante pour les nerfs… et ce vent était froid… Il venait de la mer qui moutonnait là-bas ; il en conservait quelque chose d’âpre… Une feuille, encore verte, arrachée d’un arbre, tournoya et s’abattit sur le sol.

— C’est triste une feuille qui tombe quand c’est la première de l’automne… Germaine, allez-vous penser à moi, dans ce couvent où vous allez…

— Et vous ?…

— Moi ? Je penserai à vous toute ma vie ! Je ne pourrai jamais vous oublier.

— Certain !…

— Je vous le jure ! Et vous allez demeurer au couvent jusqu’à…

— Jusqu’aux fêtes.

— Vous allez revenir ici ?

— Non ! Nous passons les mois d’hiver à Québec. Vous viendrez nous voir là-bas…

— Je ne suis jamais allé à Québec.

— Jamais ?

— Je ne suis jamais sorti de chez nous… Mais cet automne je vais partir pour aller n’importe où… je ne sais pas encore… Ici… Je vais trop m’ennuyer… Il n’y a pas de vie… pas d’activité… Vous m’écrirez…

— Je vous le promets…