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tier et en s’implantant en lui chasserait tous les papillons noirs qui rôdaient sinistrement autour de ses idées.

Adèle Normand, sans savoir pourquoi, était heureuse. Elle respirait un contentement profond. Elle trouvait aux mille et un détails qui composaient son existence un charme qu’elle n’avait jamais goûté jusqu’alors.

Une béatitude immense s’était infiltrée dans son âme et les traits de sa figure en avait pris une sérénité qui l’embellissait. Un rien l’émotionnait : un beau nuage dans le ciel lui causait une jouissance esthétique. L’air lui semblait plus pur, plus doux à respirer. Elle allait, repliée sur elle-même en savourant son bonheur. Le soir, dans sa chambre, avant de se coucher, elle s’étendait sur son lit, et longuement elle rêvait. Elle pressentait quelque chose de magnifique, qui poétiserait chacune de ses actions. Elle s’abandonnait à l’ivresse du rêve, éveillée.

Qu’attendait-elle ? Elle attendait cette minute unique dans la vie d’une jeune fille, où le cœur s’ouvre et s’épanouit pour la première fois, au contact de l’amour. Minute magnifique du premier grand amour, le seul véritable, et qui, même disparu, laisse une marque indélébile, un souvenir où le regret et la tristesse se mêlent, mais aussi le charme indéfini et plein de poésie de quelques heures heureuses, pleinement heureuses.

Était-elle en amour avec l’amour ? Ce sentiment que la plupart éprouve est toujours le prélude d’une grande passion qui ne s’est pas localisée. Elle le voyait ; depuis quelques jours elle voyait se préciser petit à petit son rêve, elle voyait la figure de l’idéal prendre des formes plus nettes.

Ce soir, elle venait enfin de faire la découverte, la grande découverte. Elle aimait Henri Gosselin. Elle s’en était rendue compte en l’entendant chanter. Cette voix la bouleversait, l’empoignait, la subjuguait, comme ces yeux gris l’avaient fascinée en la dominant.

Cette langueur qui l’envahissait lui venait d’être avec lui, à chaque repas, de savoir qu’il habitait sous le même toit qu’elle, que les mêmes paysages se reflétaient dans ses prunelles, que le même air emplissait sa poitrine. Il ne lui parlait pas. Il la détestait peut-être ?

Non, pas plus elle qu’une autre. Il la fuyait, mais il était là tout près, et même éloigné, il était en elle bien vivant.

Ah ! comme elle aurait voulu s’appuyer sur cette poitrine large et chaude, sentir ces deux bras vigoureux se refermer sur elle dans une étreinte protectrice. Elle aurait voulu connaître son âme, y lire le secret qui la rongeait.

Ah ! s’il souffrait !… Mais il ne souffrirait plus. Elle saurait le consoler ; elle, saurait de sa voix musicale et chantante endormir ses douleurs. Elle lui ferait oublier tout ce qui n’est pas la douceur d’être aimé.


VIII


Comme son ami ne manifestait aucune intention de retourner à Québec présentement, Paul Chantal et Yvonne n’insistèrent pas pour qu’il montât avec eux en chemin de fer, d’autant plus qu’ils étaient contents du changement opéré. Julien était moins taciturne, plus sociable. Il lui était arrivé plusieurs fois de soutenir la conversation avec les jeunes filles qui partageaient sa table, et, à son insu, il avait mis de la coquetterie à vouloir s’y montrer plein d’aperçus nouveaux, voire à faire étalage d’érudition. C’était un symptôme favorable et qui augurait, à défaut d’une guérison complète, d’un bien notable. Sa neurasthénie s’en allait graduellement et lui-même s’en rendait compte à l’évolution de ses idées et à sa façon nouvelle d’envisager les choses.

Il ne se tenait plus à l’écart. Il abordait les groupes et participait quelquefois aux discussions que le choc d’idées dissemblables amenait nécessairement au cours de causeries entre personnes de tempérament divers.

Le matin, levé très à bonne heure, comme chaque jour d’ailleurs, et après avoir accompli avant déjeuner sa quotidienne promenade matinale, il était allé reconduire ses amis à la gare.

— Quand reviens-tu ? demanda Chantal.

— Ma foi, je ne sais pas. Probablement en septembre. Je n’ai rien qui m’appelle à la ville.

— Tu te plais alors ?

— Ici ou ailleurs !

— Je crois que vous commencez à vous plaire plus ici qu’ailleurs, hasarda Yvonne.

— Peut-être, vous avez probablement raison.

Le train venait de contourner un cap, on le voyait apparaître, crachant de la fumée blanche qui se perdait dans l’azur de ce matin tranquille. Les quelques voyageurs qui devaient y monter ramassèrent leurs bagages