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et se tinrent prêts. Dans quelques secondes il devait être en la gare.

Julien donna une bonne poignée de main à ses amis, les aida à transporter leurs colis.

— Écris-nous, lança Paul, comme le train se mettait en marche.

— Sûrement, bon voyage.

Il regarda le convoi filer, emportant les seuls amis sincères qu’il possédait.

Dorénavant, il serait seul, seul au milieu d’autres.

Et un sentiment inconnu de délivrance lui gonfla la poitrine, qui le surprit lui-même et dont, immédiatement, en homme pratique, il chercha la cause.

La cause ?

Il s’effara en la constatant. Il n’y avait pas à en douter. C’était donc vrai qu’en lui s’opérait un travail sourd mais opiniâtre, qui minait lentement la façade d’indifférence et de froideur dont il avait recouvert sa personnalité.

La cause ?

Mais il était épris, et fortement épris d’Adèle Normand au point de renier le passé, au point de lutter pour la conquérir et d’écraser impitoyablement celui qui se serait interposé entre elle et lui.

Et à cette constatation un cri désespéré jaillit du plus profond de son être moral qui lui criât : « Impossible ! » Son père vivant, son père amoureux d’Adèle, serait devenu son ennemi, et un ennemi mortel. Cela, il le comprenait. Mais lui mort, et si tragiquement ! Et il en voulut soudainement à Adèle d’être la cause de cette tragédie qui le frustrait de son bonheur.

Qui était-elle ? Est-ce une coquette criminelle qui se faisait un joujou d’un cœur de mâle pour l’âpre volupté de le briser entre ses fines mains blanches ?

L’aimerait-elle, lui ? Julien Daury, qu’elle croyait être Henri Gosselin ?

Que lui importait tout cela !

Si l’irréparable n’avait pas eu lieu, elle l’aurait aimé !

Il aurait fallu qu’elle l’aimât.

Des pensées contradictoires l’assaillirent : le cœur contre le cœur, la pensée contre la pensée. Les deux êtres qu’il portait en lui se combattaient.

La brute parfois commandait et il éprouvait alors un besoin physique de la serrer entre ses bras, si fortement qu’il aurait senti les os craquer et le corps frêle ployer sous cette étreinte. Il aurait voulu écraser sur ses lèvres les siennes. Mais parfois l’orgueilleux, le volontaire criait à l’amoureux qui succédait à la brute l’impossibilité de cet amour et le « jamais » qu’il lançait était péremptoire, définitif.

C’est à tout cela qu’il songeait en revenant de la gare ! Et c’est à cause de ce complexe sentiment qui l’oppressait, qu’il était heureux du départ de ses amis. Paul savait. Paul pouvait le juger si, par faiblesse, la volonté cédait au cœur. Cette perspective dont il entrevoyait la possibilité lui était moins dure à envisager qu’il ne l’avait espéré. Après tout il était un homme et il avait droit au bonheur !

Non ! Il n’avait pas le droit à ce bonheur-là ! Non, tout, mais pas ça.

Et la raison lui faisait voir Adèle, telle qu’elle était, jolie à croquer, certes éblouissante, mais en somme ni plus intelligente ni plus belle que beaucoup d’autres. Inconsciemment, durant ses années de puberté, il avait rêvé dans un avenir inconnu d’une femme inconnue, supérieure à toutes les autres, d’une beauté qui ferait pâmer d’admiration ceux qui l’approcheraient, et d’un charme qui envoûterait tous ceux qui l’apercevraient.

Et puis, qui était cette Adèle ?

Quel était son passé ?

Peu lui importait ! C’était Elle et c’était l’Unique… et puis… son père… qui pourtant… s’il l’avait…

L’image du père se dressa devant lui derechef. Il vit le corps déchiqueté. Il vécut le supplice moral. La raison lui cria : L’amour ?… Non… La haine, la bonne haine !

 

— Qui vient faire le tour de l’Île-aux-Coudres, cet après-midi, demanda Albert Germain en arrivant sur la véranda des Laurentides.

Il avait son calepin et son crayon à la main. Aussitôt on s’empressa autour de lui :

— Nous avons loué la goélette du père Bouchard qui fait le service de la malle entre l’Île-aux-Coudres et la Baie St-Paul.

— Y en a-t-il plusieurs qui y vont ?

— À l’heure qu’il est, il y en a une quinzaine. Ce sont des pensionnaires du Beauséjour. La goélette peut contenir une cinquantaine de personnes.

— À quelle heure part-on ?

— À deux heures et demie. Tout le monde devra être sur le quai à deux heures et quart.

Germain prit les noms de ceux qui désiraient faire l’excursion.

Thérèse LeSieur et Adèle Normand furent du nombre.