Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/30

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pion après avoir porté le score 7-5 en sa faveur. Devant ce résultat inattendu, Adèle rougit. Des voix partirent un peu partout :

— Adèle, exécute-toi !

— Mademoiselle Normand, payez l’enjeu !

— Puisqu’il le faut…

Des applaudissements retentirent. Elle s’avança au milieu du terrain et pudique, offrit sa joue au vainqueur.

Julien la contempla quelques instants, puis il siffla entre ses dents :

— Mademoiselle, je vous fait grâce de cette prostitution.

Personne ne pouvait les entendre.

Elle lui rétorqua :

— Vous ne vous êtes pas tant gêné, hier ! Vous êtes bien difficile aujourd’hui.

Et, nerveusement, elle cria :

— Monsieur Gosselin cède sa place. Qui la prend ?

Quelques jeunes gens se présentèrent.

— Moi ! Moi ! s’écrièrent-ils, mais Julien, mû par un sentiment inexplicable de jalousie et avant même qu’il ait eu le temps de réaliser son geste se posta devant la jeune fille :

— Le premier qui avance a affaire à moi !

— De quel droit parlez-vous comme cela ? dit Adèle. Allons ! Messieurs, continua-t-elle, de plus en plus énervée, je ne vaux pas qu’on essaye ma conquête ?

Charles Dansereau se présenta alors et avant qu’il ait pu toucher à la jeune fille, un coup de poing en pleine figure le fit s’écraser par terre, inconscient. Cet exemple fit reculer les plus braves.

Julien prit la main de la jeune fille, l’attira brusquement vers lui, et fougueusement lui baisa la bouche, si fougueusement qu’il la mordit et que quand il la débarrassa de son étreinte, un peu de sang tachait ses lèvres.

— Lâche, lui dit-elle en se dégageant, et elle le souffleta.

— Vous l’avez voulu, répondit-il, en retrouvant sa maîtrise de lui-même.

Passée en plein public, cette scène ne pouvait manquer de susciter nombre de commérages plus ou moins charitables.

C’est l’un des côtés désagréables de la villégiature que les innombrables cancans que les inévitables commères ne manquent pas de colporter et de grossir sous la loupe de leur imagination. Mais Julien n’en avait cure. Il se moquait de l’opinion du monde. Les commérages passaient sur lui comme l’eau sur les canards, sans l’affecter.

Cette nuit là, il y eut deux personnes qui ne dormirent pas.

Adèle était joyeuse. Son rêve, son grand rêve d’amour commençait à prendre corps, à devenir réalité. Il ne lui était pas, il ne pouvait plus lui être indifférent. Elle aimait Julien. Elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé. Elle aimait pour la première fois de sa vie. Les autres qu’elle avait connus, étaient passé sans laisser de souvenir, mais celui-là, il était lui, l’idéal rêvé et désiré depuis toujours. Elle l’aimait de toutes ses forces, et cela pour toute la vie. Elle était prise à jamais, son cœur, sa tête, ses yeux.

Quand elle était près de lui, il lui semblait que sa poitrine se dilatait, qu’elle s’élargissait ; il lui semblait que le sang de ses veines, coulait plus chaud, plus vif, plus généreux : une douceur langoureuse la pénétrait, qui lui faisait trouver la vie belle à vivre, et donnait à chacun de ses actes et de ses paroles un sens plein de poésie.

Mais lui, l’aimait-il ? L’aimerait-il ?

Et le doute s’infiltrait, qui la faisait souffrir. Mais certainement il l’aimait. Sa conduite bizarre en était la preuve. Ce baiser brûlant, le jour du sauvetage, ce baiser fougueux et passionné de ce matin en était la preuve. Et puis, lui, le reclus, l’homme renfrogné, le solitaire, avait depuis quelques jours, changé ses habitudes. Et cela sans cause ?

Et un espoir immense la soulevait qui la berçait sur ses ailes, pendant que son âme planait dans l’infini des possibilités heureuses.

Et jusqu’au matin, elle savoura son bonheur qu’elle présumait immense.

À peu de distance, sous le même toit, dans une chambre presqu’identique, Julien se débattait devant une certitude.

Il l’aimait ! Il n’en pouvait plus douter. Devant cet amour, tout un passé s’écroulait.

Son projet de vengeance ?

À plus tard.

Il voulait lui aussi sa part de bonheur. Sa jeunesse réclamait. Il oublia le mort. Ne fallait-il pas qu’il songe un peu à lui-même ?

Il décida donc d’oublier ce qui avait existé, de l’oublier pour un temps et de s’abandonner à toute la magie d’un amour qu’il sentait partagé. Ensuite, il verra. Pessimiste, il ne croyait pouvoir exhumer de l’existence plus de quelques semaines de bonheur. Ce serait assez pour parfumer les jours à venir. Et devant sa résolution, il eut hâte de voir