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Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/39

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qu’ils devaient se fiancer à l’automne et convoler en décembre.

Suzanne avait la fraîcheur d’un lys, sa fleur préférée. Elle était grande, délicate, et avait un teint d’une blancheur de lait. Les yeux, très noirs, ressemblaient à deux petits charbons. Elle avait deux sœurs, l’une plus jeune d’un an et demi, Gilberte, et l’autre Marguerite, un peu plus âgée. Gilberte était blonde et substantielle. Elle ressemblait aux Flammandes de Rubens. Quant à Marguerite, elle était de la même taille que Suzanne et plutôt brune.

Après souper, une fois l’heure du courrier passé, Julien s’installa sur la galerie et engagea avec le docteur Berthelot une conversation sur un volume qu’il venait de terminer : « Le stupide XIXe siècle ». Ils discutèrent du « Pythistisme », cette théorie que le journaliste français émet et qui veut que la confiance au traitement et à celui qui l’applique soit le facteur principal de la guérison d’un malade.

Il avait essayé l’après-midi d’avoir une entrevue avec Adèle, mais inutilement. Celle-ci s’était ingénié à le fuir, jusqu’à ce que de guerre lasse, il prit son chapeau et s’en alla faire une promenade le long de la voie ferrée, jusqu’au tunnel, à trois milles plus loin dans la direction de St-Irénée.

Au souper, elle s’était montrée enjouée, s’amusant à lancer des allusions perfides que lui seul comprenait et qui avait le don de l’agacer. Il ne fit rien paraître de ce qui se passait en lui, ne voulant pas lui faire le plaisir de constater que ses coups portaient.

En se levant de table, il lui dit simplement :

— Je vous accompagne ce soir.

— Il le faut bien, puisque je vous l’ai promis.

— Si cela vous ennuie, vous savez…

— Du tout… Du tout…

Il discutait depuis près d’une heure avec le docteur, dont il admirait le gros bon sens, et aussi l’esprit caustique à l’occasion, lorsqu’Adèle parut, accompagnée de son inséparable amie. Elle avait revêtu une robe de tulle mauve légère, qui lui seyait à merveille. Un bandeau de même couleur retenait sa chevelure opulente.

— Vous venez, dit-elle à Julien.

— Puisque je vous l’ai promis. Allez-vous chez les Louvois, ce soir, docteur ?

— Oui, j’y accompagne madame Jacob.

Julien suivit les deux jeunes filles.

Les invités étaient déjà rendus pour la plupart. Il alla présenter ses hommages à la maîtresse de maison, ainsi qu’à l’héroïne de la fête.

— C’est très aimable à vous d’être venu, lui dit-elle. Depuis votre arrivée je ne vous voyais pas souvent. J’espère que vous vous reprendrez ?

— Certainement.

Il laissa Adèle avec son amie et fit le tour des personnes présentes, dissimulées un peu partout dans la grande salle, et sur la non moins immense galerie qui fait le tour de la maison.

Il alla causer avec les jeunes filles, s’ingéniant à se montrer aimable. Durant ses heures de solitude, cette après-midi, il avait beaucoup réfléchi sur les différents moyens à prendre pour réduire à sa merci l’orgueil et l’entêtement d’Adèle. Se montrer trop empressé auprès d’elle, c’était se montrer vaincu, d’autant plus qu’elle possédait un avantage marqué sur lui. Naïvement, il lui avait confié son amour. Elle, en retour, n’avait pas répondu.

Imitant la conduite de Julien, Adèle semblait se passionner en apparence à la conversation de Charles Dansereau. Elle savait que Julien le détestait et voulait le piquer en affichant ainsi une préférence. Mais Julien ne la regardait pas, bien que souvent la tentation lui venait de retourner près d’elle.

Au contraire, Adèle l’épiait souvent et devant l’imperturbabilité de ce visage où rien ne se laissait deviner, elle ressentait en elle l’aiguillon de la jalousie. Il pénétrait jusque dans ses chairs au point de lui causer une véritable souffrance physique.

Le docteur Berthelot qui promenait dans toutes les réunions son gros bon sens pratique et son esprit, l’observait parfois à la dérobée. Ce roman qui s’ébauchait autour de lui l’intéressait à cause de la personnalité du héros, être étrange et complexe, qu’il n’avait pu encore démêler. Il se passionnait même à en suivre les péripéties comme s’il eut été devant un beau cas physiologique ; le changement presque médical opéré dans les manières d’Henri Gosselin l’avait d’abord surpris, ensuite il avait pu l’analyser et maintenant, il le comprenait. Quant à Adèle, il la savait hautaine, et l’avait cru incapable d’aimer, ne se rendant pas compte d’abord qu’elle n’avait pas encore rencontré celui qui serait, et pour toujours, le maître de ses destinées.

— Si les regards pouvaient tuer, dit-il à