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La construction de la route régionale, en permettant aux automobilistes de faire ce trajet par les hauteurs jusqu’à la Malbaie, a contribué davantage à faire admirer la beauté de ces sites uniques.

En août, lorsque les moissons sont mûres, l’on aperçoit des côteaux entiers que l’incendie jadis a ravagés, découpés comme des damiers aux diverses couleurs. Les champs de blés alternent avec des champs de sarrasins et dévalent le long des pentes sur des distances de plusieurs milles.

Les habitations de pierre sont presque toutes enfouies dans le feuillage et presque toutes, conservent, à côté d’elles, le vieux four à pain de jadis.

La lumière était exceptionnellement belle et l’atmosphère éclaircie permettait de voir jusqu’au lointain recul de l’horizon.

Vêtu d’un pantalon blanc en flanelle, veston bleu, le feutre gris pâle aux revers blancs, Julien Daurey portait beau, ce jour-là, quand, le matin, il arriva devant l’hôtel chercher la compagne de son voyage.

Adèle avait revêtu la petite robe de jersey gris qu’elle avait la première fois qu’elle rencontra Julien.

Ils formaient un couple idéal. Les pensionnaires des Laurentides les regardèrent monter en voiture, les jeunes filles enviant le sort d’Adèle, les jeunes gens celui de Julien.

Mesurant près de six pieds, il la dépassait de toute la tête et d’un peu plus.

Il prit place au volant. Elle s’installa près lui. Ils saluèrent de la main leurs amis, puis, le moteur en marche, l’auto démarra dans un nuage de poussière. Comme un bolide, elle s’élança sur la route, qu’elle dévorait jusqu’à l’immense côte qui conduit au village. Elle la gravit comme en se jouant. Le moteur ronfla un peu plus fort, mais on sentait que cet escalade n’était qu’un jeu pour la puissante machine.

Une fois St-Hilarion franchi, ils prirent la route gravelée. Elle se déroulait devant eux, jaunâtre, décrivant des courbes, s’élevant ou s’abaissant, selon la nature du terrain.

L’auto filait lentement. Julien, tête nue, s’adonnait à la griserie du moment. Il exultait. Il était heureux, pleinement heureux. La jeunesse chantait en lui. De temps à autre, il se détournait vers la jeune fille, pour admirer la pureté de son profil. Elle souriait, heureuse, elle aussi…

Ils avaient toute la journée devant eux, une longue journée qui leur appartenait, à eux, à eux seuls, et qu’ils pourront employer à admirer des beautés que leur état d’âme présent rendait plus belles encore.

S’il est vrai que chaque paysage est un état d’âme, ils étaient doublement favorisés. Jeunes, beaux, ils pouvaient aller vers l’avenir et échafauder sur leur amour une vie magnifique. Ils ne songeaient pas à demain. L’instant, qui pourtant fuit si vite, leur suffisait.

— Quel rêve ! dit-il, une fois qu’ils eurent atteint une hauteur d’où l’on apercevait au loin, bien loin, par delà les cimes, la mer verte et bleue à la fois. Un paquebot géant, semblable dans ce lointain à un jouet d’enfant, rentrait de l’océan vers Québec.

L’auto arrêté, il descendit, cueillit quelques églantines au bord de la route, les piqua dans les cheveux d’Adèle, et son bras étendu dans un geste large, sembla prendre possession de tout ce que le regard embrassait. « Pouvoir admirer enfin ! pouvoir vibrer devant une nature grandiose ! Mais tout cela, Adèle, ce chef-d’œuvre d’harmonie, de lignes, de couleurs, n’est rien comparé à l’ivresse de vous voir. Vous voir ! c’est déjà du bonheur. Vous voir dans ce décor ! Vous avoir à soi, rien qu’à soi, c’est quelque chose de féerique comme un conte de Shéhérazade. »

— Vous êtes poète à vos heures, monsieur Gosselin ?

— Qui ne le serait pas à une heure pareille ?… Savez-vous, Adèle, quand je vois ces montagnes, là-bas, j’éprouve comme la hantise d’un mystère qui s’y cache ; je voudrais y pénétrer avec vous, violer leur solitude, découvrir leur secret…

Un camion, chargé de marchandises les dépassa qui vint interrompre leur causerie. Ils remontèrent en voiture.

— Êtes-vous peureuse, Adèle ?

— Oui ! Mais pas avec vous…

— Gagez-vous que vous allez avoir peur ?

— Je vous défie…

Il pressa sur la pédale à essence.

En peu de secondes, ils avaient dépassé le camion. Devant eux, un parcours assez étendu, le chemin s’étendait sans aucune courbe.

— Aimez-vous la vitesse ?

— J’en raffole.

— Regardez l’aiguille !

Il pesa davantage sur la pédale. L’auto s’élança comme prise de folie. Les clôtures fuyaient sans qu’on en put distinguer les