Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/43

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piquets ; les poteaux de télégraphe se rapprochaient jusqu’à presque se toucher.

— Avez-vous peur ?

— Non !

Mais elle se serrait plus près de lui.

Il accentua la vitesse. Le moteur grondait, il trépignait de rage.

— 65… 66… 67… 68… 69… 70… 71…

L’air devenait plus vif. Fendu à une vitesse vertigineuse, il sifflait. Il frappait au visage.

— Henri ! Vous êtes fou ! Pas si vite !

Le compteur marquait 75 à l’heure.

Julien ralentit, juste assez tôt pour effectuer un tournant : il faillit capoter.

— Vous avez failli nous faire tuer !

— Où serait le mal ? Nous serions morts ensemble. Quelle plus belle mort pouvons-nous espérer ?

— Mais je ne veux pas mourir si tôt. Il y a tant de belles heures devant nous. Vous aimeriez mourir, vous ?

Le front du jeune homme se rembrunit.

— Oui ! dans quelques semaines. Mais avec vous, la mort me serait douce.

Ils approchaient de la Malbaie. À gauche, on voyait les deux lacs de Ste-Agnès, le grand et le petit, et, plus loin, des montagnes, toujours des montagnes pleines de mystères.

— C’est la première fois que vous allez à la Malbaie ?

— Oui. Vous ?

— Moi ? J’y ai déjà passé un été avec ma mère. Il y a trois ans de cela. J’avais 20 ans, alors. Voyez-vous ce lac ? J’ai campé durant trois jours sur ses bords.

Il se raidit contre une pensée désagréable. Il était jaloux, jaloux du passé de la jeune fille. Il aurait voulu être le premier dans sa vie.

— Et cela vous rappelle des souvenirs ?

— Beaucoup de souvenirs !

— Agréables ?

— Un peu, mais ils sont effacés par le présent.

Elle voulut lui conter que ce matin-là elle avait engagé un flirt avec un médecin de Montréal qui y avait passé quinze jours de vacances et qui, par la suite, revenait périodiquement y passer les fins de semaines. Il l’en empêcha. Il n’aimait pas entendre parler du temps où il ne comptait pas pour elle. La vie commençait de cet été.

— Voulez-vous, Adèle, vous ne me parlerez jamais de votre passé. Je ne tiens pas à savoir qui vous êtes, ce que vous avez été, les aventures que vous avez vécues. Je ne vous parle jamais de mon passé, moi ! Faites de même. Je suis jaloux ! Je vous l’ai déjà dit et ma jalousie, pour employer un terme légal, a un effet rétroactif.

Ce silence, qu’elle avait observé chez le jeune homme pour tout ce qui le concernait, l’avait intriguée depuis les débuts de leurs relations. Souventes fois, elle aurait voulu l’interroger, percer le voile qui recouvrait les événements antérieurs à leur rencontre. Jamais, elle ne l’avait osé. Qui était-il ? Que faisait-il ? Quelles étaient ses relations, ses occupations, sa fortune, elle l’ignorait totalement. Elle savait qu’il était « Lui », qu’elle l’aimait et qu’elle l’aimerait toujours. Elle l’avait même confié à Thérèse, la veille. « Jamais, lui avait-elle dit, je n’en aimerai ni en épouserai un autre », advienne que pourra. Jamais il ne pourra m’être indifférent.

Cela n’empêchait pas sa curiosité féminine d’être en éveil. Rien dans les propos du jeune homme n’ouvrait la moindre perspective.

L’occasion lui semblait propice à une question à poser. Il lui avoua simplement qu’il était avocat, indépendant de fortune, et qu’elle était la première jeune fille qui eut existé pour lui.

Elle insista.

Les yeux gris reprirent leur couleur d’acier ; ils brillèrent à nouveau de cette petite flamme qui lui avait fait peur, une fois, à bord du train.

La voix redevint métallique, rauque, dure, et les traits sur la figure se figèrent.

— Adèle ! si vous voulez me faire plaisir, ne me questionnez plus sur ce sujet. D’ailleurs, vous en savez assez sur moi ; il y a quelque chose de mort que je ne veux pas déterrer.

Elle comprit qu’il y a avait un drame secret et sa curiosité s’en aviva davantage ; elle se pressa plus près de lui et, câline, ensorceleuse :

— Racontez-moi tout, Henri. Je voudrais tout connaître de vous, prendre ma part à vos douleurs, si vous en avez.

Il se retourna vers elle, lui prit le poignet, qu’il serra à briser et la voix étranglée :

— Adèle, je vous ai dit de ne plus me parler de cela ! Que vous importe mon passé.

Et une expression de souffrance si intense couvrit ses traits, qu’elle n’osa plus remuer ses souvenirs qu’elle pressentait douloureux.

Ils étaient rendus au village et longeaient