Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Pour la tombe, le patron demande si vous pouvez passer au magasin demain matin, pour la choisir.

— Ce n’est pas nécessaire. Envoyez-moi une bière en ébène capitonnée de soie. Je la veux bien capitonnée. Envoyez-la demain matin à bonne heure, il sera préférable qu’on l’y dépose au plus tôt.

L’homme qui avait parlé, écrivit les détails sur son calepin, promit de voir à ce que les instructions soient remplies, salua, donna une poignée de mains accompagnée d’un vague mot de sympathie à l’orphelin, et sortit, suivi de ses compagnons, recommencer ailleurs la même besogne.

Quand tout le monde fut disparu, Julien éprouva pour la première fois le sentiment de l’irréparable. Une brûlure était dans la racine de chacun de ses cheveux. Tous ses nerfs, comme à fleur de peau, vibraient douloureusement.

Seul ! Il était seul au monde, maintenant ! Jamais plus son père ne passerait avec lui quelques-unes de ces soirées charmantes où l’âge disparaissait pour créer entre eux une familiarité respectueuse.

Comme il l’avait aimé ce père, lui l’orphelin fuyant le monde par le peu de penchant qu’il éprouvait pour les réunions, ne se trouvant à l’aise que chez lui, dans cette maison familiale confortable et chaude, au milieu de ses livres et des études qu’il venait de terminer si brillamment. Julien Daurv, au mois de janvier dernier, avait passé, summa cum laude ses examens finaux de droit et les relations d’affaires de son père lui assuraient une clientèle future, payante et choisie.

Et tout était fini ! Il n’était plus ! Plus jamais, il n’entendra résonner sa voix, plus jamais les pas énergiques ne martèleront les tapis du corridor ou les marches de l’escalier ! Et cela à cause ?… Le sang bouillonna dans les veines du jeune homme.

Il comprit ce qu’était la haine !

Ah ! comme il avait dû souffrir pour arriver là, l’homme fort ! le financier toujours froid, que personne ne pouvait se vanter d’avoir roulé. Mort ! Disparu à jamais ! En pleine santé ! Dans la vigueur de l’âge !

Et les détails de ce que le médecin venait d’appeler « un banal accident » lui revinrent à l’esprit, tous, cruels, tragiques, effroyables.

Comme il en avait dû souffrir de cette femme pour en être arrivé là, à chercher la mort volontaire, une mort épouvantable.

Depuis quelques jours, il avait remarqué quelque chose d’insolite ; une altération de la voix, un étouffement presque continuel dans la gorge.

Depuis quelques jours, il avait vu les cheveux jadis noirs, devenir de plus en plus gris. Il avait vu les traits se contracter et à la racine du nez un pli se creuser et sur le front des rides se former qui le barraient.

Il savait qu’il ne dormait plus, que les nuits s’écoulaient dans un fauteuil à écouter sonner les heures et les demi-heures. Il avait vu aussi les yeux devenir vagues, troublés. Il avait compris que la raison vacillait, que la lumière s’éteignait plus sûrement que lentement.

Et quand il s’en effarait et qu’il demandait :

— Papa ! Es-tu malade ? Tu devrais faire un voyage, te reposer.

Il n’avait comme réponse que le même geste désespéré des épaules, la même phrase rauque :

— À quoi bon ? Je n’en ai pas pour longtemps !…

Et là, dans cette salle mortuaire, Julien, par sympathie, sentant frissonner en lui toute la douleur de celui dont la chair avait créé sa chair, éprouva durant quelques secondes, tant de souffrances ; il vécut quelques minutes de désespoir si intense qu’à nouveau il perdit la maîtrise de ses nerfs et s’écrasa sur le sol en sanglotant. Il sanglotait et il criait et il aurait voulu mordre quelque chose, briser une vie, sentir entre ses doigts contractés une gorge râler. Et les larmes coulaient, elles étaient amères, et creusaient ses joues. Par où elles passaient, c’était du feu liquide et qui le brûlait. Il était secoué tout entier, comme une loque, une misérable petite chose humaine affalée par terre.

Et pourtant c’était un fort, Julien !

Combien dura cette prostration ?

Il ne le sut pas. Quand l’être physique souffre au-delà de sa capacité, l’inconscience se produit. De même dans le domaine moral. Il devint inconscient. Il ne sut plus s’il avait sa raison ou non. Une goutte de trop fait déborder le verre.

Le verre débordait. Le calice goutte à goutte était bu.

Il se releva, s’agenouilla, et par un be-