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LES CAPRICES DU CŒUR

ne peut réussir dans la vie ni même aspirer à une somme si minime soit-elle, de bonheur.

Il se plut de suite à son nouveau service. Il lui laissait une latitude plus grande. Il était en quelque sorte son propre maître.

Il côtoya de plus près les politiciens. De les observer lui fit prendre en dégoût, momentanément, cette engeance.

Bientôt il en connut mieux quelques-uns et crut s’apercevoir que, sous des dehors d’arrivisme, plusieurs cachaient un sens profond de patriotisme et qu’ils n’aspiraient qu’après le jour où un homme se lèverait, un chef, qui incarnerait en lui, les aspirations de sa race.

La politique idiote des partis telle qu’on l’entend au pays, tend à l’abaissement des personnalités, au nivellement des talents. Les bonzes qui en sont à la tête ne permettent pas qu’un homme jeune, « un homme nouveau » comme disaient les romains sortent des rangs, surtout s’il possède des idées personnelles et un fonds d’indépendance. L’une des causes de cet asservissement réside dans l’absence de journaux libres et sérieux où les actes publics seraient passés sans merci au crible de l’opinion publique.

À force d’y être mêlé, il se passionna pour les idées politiques et vécut dans l’espérance d’être un jour en possession d’un journal à lui, bien à lui, où il lui serait loisible de critiquer ouvertement, ce qui, dans son opinion, serait contraire aux intérêts primordiaux de la nation.

Il restreignit ses dépenses au strict nécessaire, économisant chaque semaine, jusqu’au jour où il put enfin s’affranchir des tutelles et vivre par lui-même. Il annonça à Mainville que dorénavant, dans deux semaines, paraîtrait un nouveau périodique : « L’Espoir ». Il vécut dès lors fiévreusement, dormant mal et dans l’attente du moment où enfin, le premier numéro paraîtrait. Ce journal il l’aimait d’avance comme une mère aime l’enfant qu’elle porte dans son sein. Il en rêvait. Il s’imaginait que sa parution suffirait à révolutionner le pays. Quand il passait sur la rue il s’imaginait que tous les gens le regardaient et dans leurs yeux, il lisait cette interrogation muette : « Quand paraîtra-t-il ? » Son capital n’était pas élevé. À peine se chiffrait-il à un millier de dollars amassé de peine et de misère. Il lui parut dès l’abord colossal et suffisant à lancer une affaire qui, dès le début, serait un succès, un succès formidable.

Il avait lu la vie de Northcliffe, de Hearst, et des autres magnats de la presse. Son imagination aidant, il n’était pas éloigné de se croire leur émule.

Combien de fois, dans sa chambre, toutes lumières éteintes, n’était-il pas resté à rêver de son avenir. Cet avenir, il le voulait efficace par les moyens d’actions dont il disposera. Les devanciers, ses modèles, fondateurs d’œuvres solides, et qui ont réussi à orienter vers le but qu’ils voulaient les destinées de leur pays, avaient pour la plupart commencé comme lui, au bas de l’échelle. Degré par degré, ils s’étaient élevés jusqu’au sommet, où, de là, ils dirigeaient leurs contemporains.

Lucien Noël s’étant rendu compte qu’une partie de la presse quotidienne à cause de l’importance trop grande accordée aux faits divers, n’avait vis-à-vis du peuple aucune influence, avait résolu, aussitôt que « l’Espoir » serait établi sur des bases solides, de fonder divers autres périodiques, unis entre eux par une idée maîtresse qu’ils feraient rayonner chacun dans leur sphère d’action.

Prendre une résolution et la tenir sont deux choses différentes et qui ne s’accordent pas toujours.

Il s’en aperçut vite.

Quand « L’Espoir » vit enfin le jour, il s’ensuivit dans la bourse du journaliste une baisse sensible. La réalité déjouait ses calculs. Une infinité de dépenses avec lesquelles il n’avait pas compté, se dressaient devant lui, impérieuses, qui lui firent vivre des journées que la dépression disputait à l’enthousiasme.

Le coup initial de la publication dépassait ce qu’il avait prévu.

Le numéro s’était bien vendu pourtant, mais les annonceurs étaient rares. Il eut peur que s’écroule l’œuvre tant rêvée et si choyée.

C’est alors qu’il téléphona à son ami Faubert.

Jules Faubert était l’un des canadiens-français les plus riches de l’époque. Bien que jeune encore il était à la tête d’une entreprise gigantesque.

Dans les milieux financiers on le considérait comme un espèce de surhomme dont les destinées devaient étonner ses conci-