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LES CAPRICES DU CŒUR

toyens. Instruit et cultivé, il ne dédaignait pas les choses de l’esprit. C’est cette raison qui amena le journaliste à lui confier la menace qui pesait sur ses projets.

Ils se rencontrèrent à diner à l’hôtel Viger.

Noël, timidement lui glissa un mot de sa situation précaire. Le financier promit son aide et donna rendez-vous dans quelques jours. Faubert devint commanditaire de l’œuvre en s’engageant à fournir les fonds nécessaires. Il établit l’entreprise sur une base d’affaires. Noël en assuma la direction. Il conserva pleine et entière liberté dans ses opinions politiques, sociales et religieuses.

Quelques mois après cette entrevue, « L’Espoir » occupait un local vaste et superbement aménagé, rue St-Denis, et Noël avait à sa disposition un personnel relativement nombreux. Ses agents inondaient la province recueillant çà et là, des abonnements. Les annonceurs devant l’influence de jour en jour prépondérante de cet organe envahirent ses colonnes.

Lucien Noël était heureux. Chaque semaine des milliers de cerveaux pensaient par le sien et cela lui était une grande volupté.


V


Débarrassé des soucis matériels, il travailla plus activement à son œuvre. Il était maintenant une puissance. Son bureau ne se vidait jamais. Toujours il y avait des quémandeurs autour de lui, qui essayaient de se le ménager. Tiré à des milliers et des milliers d’exemplaires, « L’Espoir » pouvait devenir un adversaire terrible pour quiconque s’occupait de vie publique. Il commandait à l’opinion.

L’amitié que le directeur avait pour Faubert se changea en reconnaissance et en admiration. Ils étaient faits pour s’entendre. Tous deux, bien qu’évoluant dans des sphères différentes avaient les mêmes idéals, les mêmes ambitions. Tandis que l’un travaillait avec l’opiniâtreté d’un tempérament pétri de force et d’orgueil, à sortir son peuple de la sujétion financière en devenant lui-même l’un des magnats de cette finance, l’autre voulait l’émancipation intellectuelle en diffusant dans les foyers la littérature canadienne et en semant ça et là, des germes d’indépendance. Il en voulait surtout aux avachis, à ceux qui sacrifiaient leur fierté de race sur l’autel des compromis.

Moins maître de lui que Faubert, moins énergique, moins ambitieux, à froid, Noël était plutôt un enthousiaste qui s’échauffe pour une idée et savait communiquer au dehors la fièvre qui le rongeait.

Il souffrit de voir les siens si peu maîtres de leurs destinées intellectuelles. Chaque fois que l’un de ses écrits était cité ailleurs et commenté, il en éprouvait une satisfaction grande qui le récompensait de son labeur. Sa vie, depuis quelque temps, prenait une orientation nouvelle. La fortune lui souriait. Il venait d’être intéressé dans la compagnie de pâte à papier que Faubert lançait et qui promettait déjà beaucoup.

Jacques Mainville n’en revenait pas du changement opéré. Noël était gai. Il vivait avec plaisir. De son aventure sentimentale rien ne subsistait plus.

Il discutait des femmes sans aucune animosité.

Il prenait son rôle au sérieux. À ceux de ses intimes qui le lui reprochaient en riant, il répondait : « Je n’écris pas pour vous, mais pour la foule. Pour que le public me prenne au sérieux, il faut d’abord que je me prenne au sérieux moi-même. »

Faubert voulant obtenir des concessions importantes du gouvernement, avait eu recours au journaliste. Celui-ci écœuré du manque de sens patriotique de certains ministres et de certains députés provinciaux y était allé d’un premier-Montréal retentissant, où il laissait entrevoir que des personnalités politiques en vue avaient vendu leurs votes et accepté des pots de vins.

L’affaire comme on s’en souvient fit grand bruit, et, c’est à la suite de cette campagne que la Compagnie Canadienne de Pâte à papier obtint les privilèges qui lui permirent de coloniser et de développer le Nord de l’Abitibi tout en faisant un succès financier de l’entreprise du lac Chabogowa[1].

Lucien Noël reçut à cette occasion la visite du conseiller législatif, Léon Pelissier, qui essaya mais en vain de lui faire abandonner la politique qu’il suivait alors. Les journaux avaient diversement commenté

  1. Voir Jules Faubert.