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LES CAPRICES DU CŒUR

ments. Comme il faut peu de choses et, parfois, beaucoup de choses à la fois pour nous faire ouvrir les yeux. Sans cette session, sans l’enchainement de hasards qui avait fait, que seul, dans une ville étrangère, l’ennui conduisit ses pas chez l’amie de sa sœur, il n’aurait jamais, peut-être, lu clairement dans son propre cœur et sa vie aurait continué de s’écouler, plate, monotone, malgré son activité, sans aucun sens poétique qui l’embellisse.

Hortense l’attendait, un peu surprise de constater qu’il avait mis si peu de temps à se rendre à son invitation. Depuis le soir où il avait fait ses aveux, elle avait repassé dans son esprit, toutes les péripéties de son aventure sentimentale. La facilité avec laquelle sa victime était tombée dans le piège avait enlevé un peu de la saveur de ce triomphe. Pourtant son amour propre était délicieusement flatté. Cette victoire facile, c’était la consécration de ses charmes. Il lui plaisait de songer que Lucien Noël, le misogyne, ne lui avait pas résisté et que sous peu, pourvu qu’elle le veuille, il se traînera à ses pieds, mendiant comme une faveur insigne, un regard tendre, une parole douce.

Les yeux noirs brillaient dans le masque pâle quand il lui serra la main. Elle crut remarquer que le regard dont il l’enveloppa ressemblait à une prise de possession.

Cela la choqua.

Après qu’ils furent installés tous les deux, sur le même divan, Lucien sortit de sa poche une liasse de feuilles de papier.

— Hortense, lui dit-il, hier soir, je pensais à vous. J’y pensais avec une acuité telle que j’en ai souffert physiquement. Votre souvenir s’est imposé à mon esprit, impérieux. Je suis devenu la proie de l’ennui. Alors, je vous ai écrit.

— Tout ça, dit-elle, montrant les feuilles, et elle sourit d’un bon sourire large qui découvrit deux rangées de dents blanches, aiguës, des dents qui semblaient toutes prêtes à mordre.

— Aimez-vous mieux que je vous lise…

— Comme vous voudrez.

Il plaça les feuilles en ordre et commença la lecture de ces pages enfiévrées. Sa voix était chaude ; elle vibrait. Il s’en dégageait une force de persuasion.

Hortense, les yeux mi-clos, écoutait. Les mots la berçaient mollement. Les phrases passionnées, ardentes, l’entouraient ; les mots pénétraient en elle ; ils fouillaient dans sa chair qu’ils faisaient frissonner. Elle était contente, satisfaite. Pendant que le jeune homme, ému de ce qu’il disait et ne pouvant empêcher l’émotion de transparaître dans ses intonations, continuait cette lecture, elle le revoyait dans la solitude de son cabinet, penché sur la table, griffonnant pour elle, rien que pour elle, ce vaste poème d’amour. Une torpeur langoureuse était en elle. Elle s’abandonnait à la douceur d’être aimée…

— Vous me laissez cela ?

Il réfléchit un peu. Le front volontaire se plissa.

— Non ! À quoi bon ?

— Puisque je le veux.

À quoi obéit-il ? Éprouva-t-il dans son esprit la sensation étrange de l’orgueil qui se cabre ? Il répondit presque durement, et inconscient lui-même de ses paroles :

— Non…

— Et pourquoi ?

La vision de toutes les femmes semblables l’envahit. Marcelle devant lui souriait. Il vit le tableau de ce qui aurait bien pu être : l’ancienne bien-aimée relisant ses lettres appuyée à l’épaule de son mari et se moquant de cette flamme antérieure.

— Parce que je n’y tiens pas. Et puis n’insistez plus. Pourquoi, vous-même, vouloir garder ces feuilles ?

— Pour me rappeler vos sentiments.

— Vous avez besoin de cela pour croire à mon amour ? Hortense, c’est vrai que je vous aime follement… Pour vous seule, je suis retourné à Québec. J’avais besoin de vous voir, de vous entendre… Et vous m’aimez-vous ?

Le même regard distrait, indéfinissable, parut en elle et la voix lointaine, elle répondit : Peut-être.

— Ce n’est pas cela que je veux. Je veux une certitude. M’aimez-vous oui ou non ?

— Je vous ai dit : Peut-être.

Cette réponse l’agaçait. Il s’acharna à détruire cette incertitude. Tout à coup, l’œil mauvais, il dit :

— Hortense, vous êtes-vous moquée de moi ? Souvenez-vous que ce n’est pas moi qui ai commencé cette aventure, mais que c’est vous. Je me suis laissé prendre à votre jeu. Étiez-vous sincère ?

— Je le suis.

Il serra plus fortement la main fine et blanche qu’il tenait. Les yeux rivés sur