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ÉMILE AUGIER

le sang ; il n’en souffre plus. Tels ces bons vivants atteints d’une diathèse chronique ; ils ont fait leur paix avec le mal, ils vivent commodément avec lui ; au premier jour, ils seront étonnés et révoltés d’en souffrir encore.

« Les bras m’en tombent ! C’est un échappé des Petites-Maisons ; le meilleur est d’en rire. Voilà que je ne suis pas un honnête homme maintenant, moi qui ai trois millions ! Il est drôle, ce monsieur ! J’avais le droit pour moi, entendez-vous ! Je me suis toujours conformé aux lois de mon pays. Je suis en règle ; si vous n’êtes pas content, allez vous promener, idiot ! Le voilà bien fier de n’avoir pas volé son frère. Mais en vous donnant ma fille, pauvre diable que vous êtes, je faisais une action aussi belle que vous en déchirant le testament ; plus belle même… car je ne vous devais rien, et vous deviez quelque chose à la voix du sang, au droit éternel ! Ma parole ! Il y a des gens pour qui l’on n’est honnête homme qu’à la condition de mourir pauvre. — Mais c’est ma faute ; j’aurais dû vous juger d’abord pour ce que vous êtes, pour un don Quichotte, un imbécile qui se croit obligé de renoncer au bénéfice de la loi ! Ce testament était légal, comme je le disais à ma fille ; la probité vous permettait d’accepter. C’est l’orgueil qui vous l’a défendu. Libre à vous de faire fi de moi. Je ne me soucie pas du respect d’un homme qui n’a pas respecté les dernières volontés de son père, qui foule aux pieds les sentiments les plus sacrés de la famille. Je suis bien enchanté de ne pas vous avoir pour gendre… »

Mais l’indulgence de Roussel pour son passé finit par s’aigrir, à la réflexion. Tout à l’heure Trélan était un idiot ; à présent, c’est l’avocat qui est un brigand, l’infâme avocat qui a enlevé l’affaire.

« C’est évident, j’ai spolié mes actionnaires, il faut dire le mot. Comment ai-je pu pour cette misérable somme ?… Je la trouverais aujourd’hui dans la rue, que je la ferais placarder sur tous les murs ! Quand je pense qu’alors je me suis cru dans mon droit !… C’est la faute de ce brigand d’avocat, qui m’a gagné mon procès. »

Il rendrait volontiers une partie de sa fortune pour jouir de l’autre en paix.

« Comment faire maintenant ? Je suis vraiment bien malheureux ! La considération qui se dérobe sous moi !… Ma fille qui peut d’un instant à l’autre s’apercevoir de quelque chose… Je donnerais la moitié de ma fortuné pour avoir perdu ce maudit procès… Brigand d’avocat ! »