Page:Parigot - Le Théâtre d’hier, 1893.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
57
ÉMILE AUGIER

tement les affections ; que dans cette demeure attristée, où le père est l’orphelin, l’enfant choyé, caressé, surveillé, tandis que la fille n’est que sollicitude et tendresse, avec une expérience déjà maintes fois déçue, à vingt ans ; que, parmi les attentions du dévoûment filial, les effusions de la gratitude paternelle, la discorde éclate soudain, la voix s’élève, la tempête se déchaîne soulevée par un tourbillon de folie ; que la malheureuse qui a sacrifié sa fortune, mutilé son cœur, coupé derrière elle toute retraite vers l’espérance, soit contrainte, pour assurer les derniers jours de l’implacable et bon maniaque, à lui manquer de respect, comme si elle n’avait point d’âme, à étaler devant témoins un amour entêté de l’argent, de cet argent qu’elle méprise et qui la torture : n’est-ce pas la plus pitoyable révélation des misères morales, dont ce mal moderne peut empoisonner les joies intimes et la consolante sérénité du foyer, où ont accoutumé de s’asseoir, serrés l’un contre l’autre, un vieillard qui adore son enfant et l’enfant qui en soutient et réjouit la vieillesse ? Émile Augier n’a pas reculé devant cette lamentable scène à faire ; elle est poussée, graduée, rythmée, d’un tact sûr, d’une raison ferme, avec un sens délicat des saintes douceurs, qui font le charme du dévoûment, et une colère contenue contre les brutales nécessités dont les malins prennent leur parti bravement. « Les affaires sont les affaires. » Je ne sais rien de plus pathétique sans artifice et de plus réaliste sans cruauté que le tableau final de cette scène, où l’héroïsme et la charité courbent la tête, où Francine cache sa figure dans ses mains, reniée par son père, qu’elle s’obstine à préserver de l’indigence, en proie à la honte du devoir accompli, à la terreur de laisser échapper son secret, maudite par l’un des deux hommes qu’elle aime, humiliée et condamnée devant l’autre. Non, je n’ai nulle part ailleurs, dans tout le théâtre contemporain, éprouvé une émotion plus complète, plus désolante et vraie.