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littéraire une certaine émotion. » C’est une erreur. Le monde littéraire n’y fit pas la moindre attention, et M. Techener, qui n’avait pas craint d’en être l’éditeur, pourra dire combien il eut de peine à débiter les premiers exemplaires. En présence des hauts faits des Ledru-Rollin, Caussidière et compagnie, il n’y avait pas de place réservée au récit des faits et gestes de Godefroi de Bouillon, de Tancrède et des autres héros de la première croisade. Mais le moment d’en parler est-il aujourd’hui redevenu plus favorable ? Hélas ! je n’oserais l’affirmer.

La Chanson d’Antioche avait assurément droit à l’attention des esprits sérieux. Elle raconte les premières opérations des croisés ; elle présente sous un nouveau point de vue plusieurs grands faits d’armes, plusieurs grands noms oubliés ou différemment signalés dans les autres récits contemporains. Il est vrai que le poëme, composé à une date très-rapprochée des événements auxquels il était consacré, ne nous était pas conservé dans sa première forme. Les vers en avaient été retouchés ; on avait fait disparaître leurs aspérités surannées, pour les mieux approprier aux changements introduits, vers le second tiers du douzième siècle, dans la langue écrite et même dans l’accentuation verbale. Pour se conformer au goût de leurs auditeurs ordinaires, les jongleurs, ces comédiens ambulants du moyen âge, avaient été obligés de sacrifier la prosodie originale. Et, pour lui conserver sa popularité, un des plus habiles d’entre eux, Graindor de Douai, avait substitué aux finales assonantes des vers la rime exacte que nous exigeons aujourd’hui de nos versificateurs. Il ne faut pas trop regretter ce remaniement ; sans lui, rien apparemment ne resterait aujourd’hui de l’œuvre primitive. On aurait cessé d’en multiplier les copies, et les jongleurs, auxquels on ne l’aurait plus demandée, ne l’auraient pas arrêtée aux bords du gouffre sans fond Quo non nata jacent[1].

  1. Je ne sais si je dois remercier M. Pigeonneau d’avoir bien voulu