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L’ÉTAPE

son père, une demi-heure plus tard, il n’avait parlé ni de l’intrigue soupçonnée de Julie, ni des dangereux dessous de l’existence d’Antoine, ni du livre obscène oublié par Gaspard sur un fauteuil du salon, ni de lui-même surtout et du tragique débat de conscience et de cœur dont il était la victime. « À quoi bon ?… » se disait-il, comme il se l’était déjà dit tant de fois. Il avait quitté la maison pour marcher, marcher indéfiniment et tromper, par le mouvement, le désespoir dont il se sentait saisi, plus définitif encore, plus irrémédiable que celui du matin… Il allait, déchirant d’un geste machinal les pages du mauvais roman corrupteur pris à son jeune frère, et il les jetait au ruisseau. C’était la seule action dont il fût capable, et l’image de Brigitte était là, qui l’accompagnait, si présente et si lointaine, si vivante et si morte pour lui ! Il arriva ainsi à l’extrémité de la rue Claude-Bernard et il se trouva devant la vieille église Saint-Médard, toute paisible avec la marge de son petit jardin. Par ce jour de fête, des fidèles entraient et sortaient. Le jeune homme s’arrêta un moment, les yeux fixés sur le porche, puis tournant le dos, il s’enfonça hâtivement dans l’avenue des Gobelins, et il pensait : « Non, je n’avais pas le droit d’accepter l’offre de M. Ferrand et de faire ce chagrin à mon père, du moment que je ne crois pas, et la preuve que je ne crois pas, c’est que je ne pense pas aller demander au Dieu de Brigitte de m’aider, de me consoler. Et pourtant, que je souffre !… »