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L’ÉTAPE

soit venu t’ennuyer de pareilles misères. Le moindre tact le lui défendait… »

— « Tu ne lui en voudras plus, » reprit Joseph Monneron, « quand tu sauras combien la chose est grave. » Il plaidait déjà les circonstances atténuantes… pour l’accusateur ! Combien Jean, témoin lucide et muet de cet aveuglement d’une part, de ce cynisme de l’autre, aurait voulu pouvoir dire à cet honnête homme : « Mais regarde donc ces yeux de bête chassée et qui guette l’attaque ! Regarde ces traits dont la brutalité sensuelle est si évidente à cette minute ! Écoute ce souffle qui manque au menteur, malgré son audace ! Sa gorge est serrée, ses mains se crispent. Pardonne-lui, mais ose penser la vérité !… » Et lui-même se faisait le complice de cette illusion en se taisant. Il écoutait son père raconter maintenant au faussaire, qui les savait mieux que lui, les détails savants de sa propre escroquerie : la fabrication successive des trois chèques Montboron, et le procédé employé les deux premières fois pour réparer le vol : cette restitution au compte La Croix des sommes soutirées ainsi. Il lui apprenait le reste, qu’Antoine écoutait sans en perdre une syllabe. C’était une chance inouïe qu’il fût averti de la sorte ! Le père disait l’arrivée inopinée de M. La Croix, la constatation d’un déficit de cinq mille francs à son crédit, l’enquête de M. Berthier, ses hypothèses, — la découverte enfin du terrible et indéniable indice, cette différence entre le livre des comptes