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UN CŒUR DE JEUNE FILLE (suite)

Si anarchiste qu’elle se crût et qu’elle fût par certains côtés, Julie restait bien une « demoiselle » de la petite bourgeoisie française dans son sentiment du « tien » et du « mien ». Tout devoir à un mari, c’est du bonheur. Devoir quoi que ce soit à un amant, c’est de la honte. Aussi la certitude que son frère aîné s’était adressé à Rumesnil, dans un instant de détresse, et, sans doute, en son nom, lui avait-elle été intolérable. Au sursaut de son orgueil révolté une autre sensation s’était jointe aussitôt : celle de la terreur que son second frère n’exécutât sa menace et n’allât s’expliquer avec ce même Rumesnil. Elle s’était représenté les deux jeunes gens en face l’un de l’autre : la colère de l’un, l’irritation de l’autre, des mots durs échangés, peut-être une issue pire à cette querelle… Et puis, elle était enceinte, et elle n’avait pas encore osé parler à son amant de cette situation nouvelle et qu’elle n’avait d’abord pas voulu admettre. Des recherches faites dans des livres de médecine ne lui permettaient plus de douter. Elle était obligée de reconnaître eu elle les premiers signes d’une grossesse commençante. Le profond ébranlement des nerfs dont s’accompagnent ces débuts du grand travail maternel devait lui rendre plus angoissante la pression des circonstances difficiles où elle se débattait. Qu’allait-elle faire ? Jean restituerait à Rumesnil les cinq mille francs. Ce règlement fait par le frère cadet prouverait-il qu’elle n’avait pas été la complice du frère aîné ? Car c’était cela