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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/522

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L’ÉTAPE

— « Tu te brouilles avec moi ? » demanda Jean, vivement.

— « Je ne fais que te devancer, » répondit l’autre, avec une espèce d’amertume où frémissait autre chose encore que la passion révolutionnaire ; et ce sentiment le plus secret, le plus pathétique aussi, de l’âme juive, l’horreur du ghetto moral, passa dans sa voix pour ajouter : « Tu rougiras d’avoir été mon ami. Par respect pour notre jeunesse, j’aime mieux m’être épargné ce spectacle. Adieu… »

— « Puisque tu le prends ainsi, » dit Jean révolté, « adieu. »

Cette violente rupture avec un ami si cher, et dont il avait subitement senti l’intolérance farouche, fut, pour le frère d’Antoine et de Julie, la dernière et insupportable misère. Le calice d’amertume était vidé. La première consolation lui vint du retour absolument inattendu de ce même Crémieu-Dax, qui l’avait quitté sans lui tendre la main et qu’il vit rentrer dans sa chambre un quart d’heure après :

— « Je ne peux pas m’être séparé de toi ainsi, » dit cet étrange garçon, « Il faut que nous nous soyons donné la main. Ne m’en veuille pas d’avoir été si vif tout à l’heure. J’ai eu trop de peine… »

— « Mais pourquoi ?… » insista Jean. « Ne pouvons-nous pas rester amis dans des idées différentes ?  »

— « Non, » répliqua Crémieu-Dax, avec une mélancolie que son ami ne lui connaissait guère « On peut avoir l’un pour l’autre des procédés amicaux ; mais notre vieux Conciones avait raison :