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LES MONNERON

— « Je te demande bien pardon, » interrompit le père, en lui coupant la parole, avec une impatience qui allait cette fois jusqu’à la violence, « mais, si Riouffol pensait comme tu dis, il serait très coupable. Le jour du vote, M. de Rumesnil et M. Crémieu-Dax peuvent arriver avec des équipages de cinq mille francs, de vingt-cinq, de trente, s’il leur plaît : leur bulletin a juste la valeur de celui d’Auguste Riouffol, colleur de bradels, et de M. Joseph Monneron, ancien élève de l’École normale, agrégé des lettres, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand. Nobles ou plébéiens, millionnaires ou pauvres, ouvriers ou lettrés, nous sommes tous égaux. Quand ils ont eu l’âge de servir, les citoyens Rumesnil et Crémieu-Dax ont dû se soumettre à l’impôt militaire tout comme le citoyen Auguste Riouffol. De quoi celui-ci se plaindrait-il ? De ne pas avoir actuellement autant d’argent que ces messieurs ? Mais, d’abord, est-ce que l’argent fait le bonheur ? Est-ce que j’ai jamais eu une voiture, moi qui te parle, et m’en suis-je jamais plus mal porté ? J’ai marché et je n’ai pas la goutte, au lieu que je l’aurais peut-être et toutes les maladies qu’ont les gens riches, si j’avais roulé carrosse. Et puis, si Riouffol envie l’argent, qu’il en gagne ! Tout est accessible à tous ici, comme en Amérique, où les plus grands potentats du pétrole et des mines ont commencé par crier les journaux dans les rues. Oui ou non, peut-il faire fortune ? Oui ou non, toutes les carrières lui sont-elles ouvertes ? Oui ou non, lui et