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UN DIVORCE

l’amour, il ne savait que le remords de quelques rencontres brutales, dont il avait été curieux une heure, puis écœuré des mois. Le charme paradoxal de l’inconnue, qui penchait sur des livres de science un profil de médaille, émacié par la pensée, devait donc agir et agit aussitôt sur lui avec une puissance souveraine. Cette vision réunissait les attraits complexes dont il rêvait à son insu depuis très longtemps. Il ne s’aperçut de la révolution, soudainement accomplie dans sa sensibilité, qu’au moment où Berthe Planat commença de ranger ses papiers pour se retirer. La certitude qu’elle allait disparaître lui infligea ce serrement de la gorge, ce spasme de la poitrine qui décèlent le désarroi produit dans notre système nerveux par un choc trop intense. Il eut une seconde la tentation de sortir avant elle, de l’attendre dans la rue et de la suivre. Un invincible instinct de timidité l’immobilisa sur sa chaise, tandis qu’elle enlevait ses manches, reprenait son chapeau accroché à une patère, et se recoiffait avec autant de calme que si elle eût été seule dans la pièce. Elle sortit après avoir reporté au bureau les deux volumes dont elle s’était servie. Elle avait fait à la vieille dame qui se tenait là une recommandation sans doute afférente à ces livres, car celle-ci les mit à part, avec un signe d’assentiment familier qu’elle n’aurait pas eu pour une cliente de passage. Lucien conclut qu’il avait une certitude de revoir la jeune fille en revenant lui-même dans cet endroit. Ce signe indubitable qu’elle était une habituée fut pour beaucoup dans la tranquillité apparente avec laquelle il la vit disparaître derrière la porte vitrée, et au tournant de la rue. Allait-il interroger l’homme de service ou bien la vieille dame ? La