Page:Paul Bourget – Un divorce.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
UN DIVORCE

récompensé du bien que ma conviction profonde me disait de tenter. Mais je suis resté ferme dans cette ligne que mon devoir me traçait… »

Voilà dans quelle atmosphère de hautes et sévères idées vivait cette jeune fille ! Dix mois s’étaient écoulés depuis cette minute où Lucien avait surpris cette fiche oubliée dans ce livre, et avec elle le secret des préoccupations morales de l’étudiante. Bien peu de jours de ces dix mois avaient passé sans qu’il la vît, et, durant tous ces jours, elle n’avait pas fait une action, pas prononcé une parole, pas ébauché un geste qui ne corroborât ce jugement qu’il avait porté sur elle, d’instinct. Les images se succédaient, se pressaient et d’abord celles des semaines qui avaient suivi cette première rencontre et précédé leur premier entretien. Lucien était revenu au cabinet de lecture toutes les après-midi à partir du lendemain. Pour s’assurer le droit d’y passer des journées entières sans compromettre la jeune fille, il avait donné à la préposée sa qualité d’étudiant en droit et prétexté une thèse à faire qui nécessitait des recherches prolongées. Pour plus de précautions encore, quand il eut constaté que l’étudiante arrivait régulièrement vers les quatre heures, — c’était le moment où elle sortait de l’École pratique, — il prit l’habitude d’y arriver à trois. Il se plaçait de manière à la voir dans la rue. Elle apparaissait, toujours seule. Elle entrait, échangeait quelques mots avec la dame du bureau, s’asseyait dans le même coin où sa place était marquée par une chaise appuyée contre la table, ôtait son chapeau, passait ses manches, et elle commençait de travailler. Sa façon de s’isoler du monde