Page:Paul Bourget – Un divorce.djvu/241

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
227
L’IMPRÉVU

ou n’eût pas vu le triste personnage, il rapportait toujours un détail précis sur le lieu de son habitation, sur sa présence à Paris ou son absence, sur son humeur souvent, devenue plus inégale encore et plus brutale avec l’âge. Pas un de ces petits détails qui n’eût touché le successeur à cette place intime et obscure où nous portons l’image vivante de nos vrais ennemis, — non pas ceux contre qui nous devons lutter, qui cherchent à nous faire du mal et à qui nous le rendons, — mais ceux dont la seule existence nous est une douleur presque insupportable, en dehors de tout rapport personnel, et parce qu’ils respirent. Que de fois, par exemple, depuis que Chambault demeurait place François Ier, Darras avait ordonné à son cocher de passer par ailleurs, alors que le hasard d’une course l’amenait de ce côté, et quand le chemin naturel eût été celui-là ! D’autres fois, se reprochant comme une indigne faiblesse ce recul devant une impression pénible, il lui arrivait de se détourner de sa route pour traverser la petite place et dévisager la maison, une construction à trois étages avec un petit jardin derrière une grille. La porte d’entrée donnait sur la rue Jean-Goujon. Darras savait que Chambault occupait l’entresol. L’idée de ce que pensait cet homme à qui sa femme avait appartenu vierge, des images qu’il gardait dans sa mémoire, des droits du sang qu’il conservait malgré tout sur Lucien, le poignait, le suppliciait. Il cherchait à se le représenter, n’ayant vu de lui que des portraits. L’apparition d’un passant se dirigeant vers la porte lui faisait tressauter le cœur. Il haussait les épaules, par mépris de ce qu’il appelait, en s’en condamnant, une curiosité malsaine. La secrète blessure n’en