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UN DIVORCE

nua-t-elle ; « tu en as parlé à Lucien ? Il te l’a dit ?… »

— « J’ai parlé en effet de cette femme à Lucien, » répondit Albert Darras en se dégageant. Il voulait garder tout son sang-froid pour ce qui lui restait à dire : — « Mais tranquillise-toi. S’il a pu penser à ce mariage, il n’y pense plus à l’heure présente. Moi aussi, ce fut ma première idée. Elle suffisait pour qu’il me fût impossible d’en rester là. Je n’aurais pas, remarque bien, d’objection radicale à ce que Lucien prît une autre voie que celle où nous l’avions engagé, si j’étais assuré qu’il obéît à une vocation raisonnée et définitive. Je n’en aurais pas non plus à ce qu’il épousât une jeune fille qui eût fait son droit ou sa médecine, si c’était une honnête fille et que j’en eusse la certitude. L’égalité entre les sexes me paraît un principe juste. Je ne doute pas que, dans l’avenir, le nombre des femmes-avocats et des femmes-médecins n’aille en se multipliant. Des témoins dignes de foi m’ont affirmé que ce progrès s’accomplit déjà. Mlle Planai pouvait être une des étudiantes que l’on m’a décrites, sérieuses, pures, qui se préparent un gagne-pain indépendant, et savent se faire respecter de leurs camarades masculins par une irréprochable tenue. Ce pouvait être, au contraire, une intrigante. Lucien sera riche. Il est naïf et généreux. Quelle proie toute désignée pour une aventurière ! Nous avons au Grand-Comptoir deux anciens agents de la sûreté, spécialement affectés aux enquêtes d’ordre intime. Tantôt c’est un commis suspect qu’il s’agit de surveiller, tantôt un capitaliste, qui vient offrir une affaire, et sur la moralité duquel nous voulons nous édifier. Tantôt… Mais peu importe ces détails. Ce qui importe, c’est l’indiscutable exactitude des dossiers