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UN DIVORCE

bonne volonté, aucune vertu même, ne sauraient empêcher que, tôt ou tard, ils ne souffrent l’un par l’autre. C’est le cas, lorsque le second mari d’une femme divorcée élève l’enfant du premier lit, du vivant du vrai père. Ce second mari a beau déployer les plus touchantes délicatesses, faire preuve des plus délicats scrupules, son beau-fils et lui ne descendent jamais à cette profondeur d’intelligibilité réciproque absolument nécessaire à la famille et que produit seule l’identité du sang. Le beau-père reste le nouveau venu au foyer, l’étranger. La mère, de son côté, a beau envelopper son fils d’une atmosphère de tendresse, ce fils sait qu’il ne lui a pas suffi. La simple présence de son beau-père lui en est une preuve quotidienne. Il grandit. Il a des camarades. Il apprend par eux des détails sur leur intérieur. Il souffre dans son amour-propre d’abord, à constater que ses parents ne sont pas comme ceux des autres, puis dans son culte pour sa mère, quand il commence à tout comprendre. Il ne l’en chérit certes pas moins. Il aime aussi son beau-père. Il n’aime pas leur ménage. Cette sensation peut ne s’être jamais formulée. Elle s’est quelquefois distribuée, le long d’une enfance et d’une jeunesse, en des centaines d’incidents minuscules dont aucun n’a laissé une trace dans la mémoire de leur victime : ils l’ont tous imprimée dans l’arrière-fond obscur de son âme. Un dépôt de secrète amertume s’y est amassé, qu’une violente secousse amènera soudain à la surface en un flot de rancune absolument inattendue. Ainsi était-il arrivé pour Lucien. Quand il s’était retrouvé seul dans l’escalier du Grand-Comptoir, après cette dispute avec Darras, l’étonnement avait, pour une seconde, tout suspendu