Page:Paul Bourget – Un divorce.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
77
BERTHE PLANAT

en lui, même la douleur de la hideuse dénonciation. Les dernières paroles échangées avec son beau-père étaient pourtant réelles. Il ne rêvait pas. Arrêté sur une des marches, parmi les allées et venues des clients qui affluent dans une grande banque à l’heure de la Bourse, le contraste entre cet endroit et la tempête de ses sentiments lui avait infligé, quelques minutes, une de ces paralysies de l’être intime, fréquentes dans les catastrophes subites. Brusquement, la vérité de la situation l’avait ressaisi. L’accusation, portée contre Berthe Planat, si précise, si nette, s’était représentée à sa pensée avec ce dur relief que prennent pour un amoureux les images où est mêlée celle qu’il aime : — le départ de Clermont, la vie à Paris avec Méjan, la rupture, la naissance du petit garçon, sa mise en nourrice à Moret… De nouveau, l’intolérable morsure avait déchiré le cœur du jeune homme. Un jet de haine en avait jailli contre le révélateur, et une volonté irraisonnée, impétueuse et aussitôt irrévocables : celle de le confondre. Le temps de descendre les degrés, trois par trois, de traverser, en courant, l’immense hall entouré de guichets, et il était dans l’avenue de l’Opéra, sur laquelle donne la colossale bâtisse que tout Paris connaît, à la poursuite d’un fiacre vide. Quelques minutes encore et déjà cette volonté se réalisait. Lucien était assis, dans une voiture qui roulait, au grand trot de son cheval, vers le coin perdu de la Montagne Sainte-Geneviève où habitait l’étudiante.

— « 24, rue Rollin… » avait-il crié au cocher, auquel il avait dû donner des explications sur le plus court chemin à suivre. Il ne se doutait guère, tandis qu’il gagnait ainsi cette ruelle inconnue,