Page:Paul Féval L'Homme de fer.djvu/34

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— Voilà ce qu’il faut savoir. Fier-à-bras, la pauvre créature… quand on pense qu’il riait de si bon cœur, ce matin ! As-tu vu cet homme de Jersey le dévorer, toi ? Ce devait être un spectacle curieux. Dieu ait son âme, car il avait une âme, malgré l’exiguïté de son corps… Fier-à-Bras donc, la pauvre créature, me disait hier ces propres paroles « Si Jeannin n’est pas chevalier, sa fille mourra ». Le fallot avait du bon sens, et les sages pouvaient profiter parfois à son entretien. Je ne comprends pas bien pourquoi ta fillette mourrait si tu n’étais pas chevalier, ami Jeannin, mais je l’ai vue ce jourd’hui sur la terrasse du Dayron ; elle m’a envoyé de loin un gentil baiser avec un bon sourire : je ne veux pas qu’elle meure !

L’écuyer de madame Reine avait courbé la tête. Sans la nuit noire, le moine convers aurait surpris une larme qui brillait dans ses yeux.

— Jeannine ne mourra pas, mon frère, murmura-t-il ; pourquoi Dieu enlèverait-il à un pauvre homme sa dernière joie ? Fier-à-Bras avait du bon sens, comme vous le dites, mais il parlait souvent à tort et à travers.

Ils tressaillirent tous deux, accoudés qu’ils étaient au pont. Une voix qui semblait sortir de dessous l’arche, confondue avec le murmure de l’eau sur les galets, prononça distinctement ces deux mots :

— Tu mens !

Le moine et l’écuyer gardèrent un instant le silence.

— Je l’avais déjà entendu rire là-bas, murmura Bruno ; son âme est peut-être en peine et tu as parlé un peu légèrement d’un mort, ami Jeannin. Désormais, si tu m’en crois, nous gagnerons chacun notre gîte ; je n’aimerais pas à causer plus longtemps en ce lieu.

Jeannin l’arrêta au moment où il s’éloignait déjà.

— Mon frère, dit-il d’une voix ferme, nous nous séparerons quand j’aurai votre parole. Puisque vous n’aimez pas le roi plus que le duc, défendez le duc comme vous auriez défendu le roi.