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COCARDASSE ET PASSEPOIL

tenait une de ses brettes. S’il était vivement attaché à l’ancienne, pour tous les souvenirs qu’elle lui rappelait et les beaux coups qu’elle avait donnés, il n’en trouvait pas moins l’autre de beaucoup supérieure. Aussi en arriverait-il à regretter de ne pouvoir les porter toutes les deux à la fois, l’une à droite et l’autre à gauche.

Cependant Rousseau le jeune ne perdait pas la tramontane. À voir cette perplexité il devina qu’il y aurait là, pour lui, un troisième marché à mettre en train.

Il insinua aimablement :

— Peut-être y aurait-il moyen d’arranger, les choses. Il me semble que ton ancienne compagne ferait bien l’affaire de ce grand jouvenceau qui regarde mes lardoirs avec envie, et auquel tu pourrais apprendre ce qu’elle vaut. S’il est un de tes camarades habituels, cela te permettrait de voir toujours ta « félonne » à l’œuvre.

Berrichon tressaillit d’espérance et de joie. Certes, il se fût contenté d’une épée quelconque, ce qui pour lui était déjà très beau. Mais ceindre la rapière du redoutable Toulousain, c’était là un honneur qui dépassait tous ses rêves.

Cacardasse restait soucieux — attristé comme le juge dont le devoir est de prononcer une sentence contre un parent coupable. Un mot l’avait surtout frappé dans ce qu’on venait de lui dire, et il interrogeait sa conscience.

— Félonne ! répéta-t-il avec un soupir en soupesant longuement l’ancien instrument de sa gloire. Oïmé ! ma chère, on n’avait jamais douté de vous avant cette traîtrise. Le mot est dur, mais il est juste… comme la femme de César, la lame de Cocardasse elle ne pouvait être soupçonnée ! Alors d’une voix larmoyante s’accompagnant d’un grand geste de justicier il ajouta :

— Du droit qu’a tout mari outragé de punir madame son épouse ; eh donc ! ma chère ! pour cette faute sans précédent, je vous répudie ! Puis, regardant Jean-Marie du haut en bas, sur toutes ses faces, sans doute pour s’assurer s’il était digne de porter cette illustre rapière qu’une seule infidélité faisait châtier si durement, il prit tout à coup un ton solennel capable d’émouvoir, s’il eût été possible, la pierre même des murailles :

— Pitchoun !… s’écria-t-il en élevant la longue lame au-dessus de la tête du jeune homme qui attendait avec anxiété la décision du prévôt, et comme s’il se fût agi de le sacrer chevalier, je te la confie ! Quand tu auras tué avec elle autant de couquins qu’elle en a transpercé, bagasse : tu pourras sans crainte aller du nord au midi, du levant au couchant tout comme Cocardasse junior !… Dès que tu l’auras tirée du fourreau, tes adversaires ils se mettront à trembler… Berrichon !… avec cette épée en main, te voilà brave !…

Cette harangue était en même temps grotesque et touchante.

Au moyen âge, chaque épée avait son nom, qui la personnifiait en quelque sorte, la rendait vivante, en faisait un être animé qui ne devait jamais rester aux mains de l’ennemi et dont on ne se séparerait qu’en mourant.

Les plus célèbres furent Joyeuse, Durandal, Scaribert, Flamberge, Baissarde et Haute-Clèse, qui appartinrent respectivement à Charlemagne, Roland, Arthur, Bradimart, Renaud et Olivier. Leurs noms passèrent à la postérité au même titre que les noms de ceux qui les portèrent si vaillamment.

C’est pourquoi l’on ne saurait trop regretter que cette coutume se soit