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LA PEUR DES BOSSES

perdue ; que de nos jours un sabre ne soit plus qu’une unité numérotée ; que l’acier qui luit, grince, tranche et taille, qui tient la mort au bout de sa pointe et qui la donne, ne se distingue pas autrement d’une partie quelconque de l’équipement. Un matricule peut suffire à un casque, à une selle : l’arme qui dispose des vies humaines est digne de beaucoup mieux !

Il n’est pas bien sûr que ce fût là le motif pour lequel Cocardasse avait donné un nom à sa rapière, et sans doute n’avait-il obéi en cela qu’à un vieil usage encore en vigueur au pays de Gascogne.

Toujours est-il qu’il ne pouvait exister deux Pétronille, de même qu’il n’y avait pas deux Cocardasse junior. Chacun d’eux devait être seul de son espèce ou ne plus être.

Malgré la force d’âme dont il venait de faire preuve en paroles, le Gascon n’en était pas moins fort en peine de se séparer pour toujours de sa brillante compagnie.

Frère Passepoil jugea qu’il était temps de lui venir en aide et d’affermir sa résolution.

— Il t’en coûte de la quitter, murmura-t-il en touchant le bras de son ami. J’éprouve la même chose, moi, quand il faut me séparer d’une maîtresse jusqu’au jour où j’en trouve une autre plus fraîche et plus gentille. Alors, non seulement j’oublie la première, mais je reconnais qu’elle avait toutes sortes de défauts… Elle t’a joué un vilain tour !

— Une seule fois ! soupira Cocardasse.

— Ventre de biche ! faiblirais-tu ?… Une fois, c’est trop… Tout comme une maîtresse qu’on retrouve dans d’autres bras, mon noble ami, ta Pétronille a passé par des mains qui n’étaient pas les tiennes…

— Pécaïre !… ma caillou… Il y a si longtemps que nous l’avions baptisée ensemble, pitchoun !…

— Si longtemps, qu’elle est trop vieille…

— Et qu’il ne reste plus qu’à baptiser la nouvelle, s’écria maître Rousseau. Pardieu ! je veux être le parrain… Attendez que j’aie fermé ma boutique et nous allons procéder au baptême.

— Vivadiou ! ceci indique bien qu’il est toujours l’heure de boire ! s’exclama le Gascon rasséréné.

Quelques instants plus tard, tous quatre se dirigeaient vers un estaminet voisin et la cérémonie dut s’accomplir selon tous les rîtes, car elle dura près de deux heures.

Le vin clairet coula sur la coquille et sur la lame ; et certes, il fallait une circonstance aussi solennelle pour que le franc buveur consentit à répandre le jus de la vigne ailleurs que dans son gosier.

— Cornebiou ! s’écria-t-il, à demain, ma belle, le baptême du sang !… Et toi, Berrichon, soigne bien mon ancienne et ne lui ménage pas les coups…

On vida force gobelets, tant et tant même qu’en sortant, Jean-Marie se sentait la tête lourde et les jambes molles.

Il était cependant très fier de sentir une épée lui battre les mollets et n’eut rien de plus pressé que de l’aller montrer à sa grand’mère. Le Gascon lui avait dit : « Te voilà brave ! » Berrichon, la fumée du vin aidant, ne craignait plus personne.

La première condition pourtant, quand on veut porter rapière, c’est d’avoir au moins les jambes solides ; ce n’était pas, hélas ! le cas de Jean-Marie.