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COCARDASSE ET PASSEPOIL

en changer ; j’en connais une qui vous irait mieux du côté de la Chartreuse de Vauvert.

— Tu peux y aller toi-même…

— Vous n’êtes pas gracieux aujourd’hui, l’ami. Est-ce que vous ne seriez pas disposé à m’offrir des amandes ?

— Si tu n’as que celles-là, tu n’es pas près d’avoir les dents gâtées… Allez, décampe, morveux.

— Eh ! dites donc, vous, espèce de mal bâti, la rue est à tout le monde.

La Baleine, furieux de cette injure, se leva d’un bloc ; mais quelqu’un venait, il s’aperçut qu’il allait oublier de boiter. Il se rassit en grognant et, pour tromper sa colère, se mit à crier à plein gosier :

Amendez-vous, amendez-vous !

Mais la voix goguenarde de Berrichon s’éleva à la suite :

Amandes douces !

Et en même temps, la Baleine reçut sur le nez la plus belle chiquenaude dont il eût été gratifié de sa vie.

— Ah ! gredin ! hurla-t-il, je te tiens cette fois, et le diable m’emporte si tu sors tout entier de mes mains.

Tout d’abord, il avait vu trente-six chandelles, ce qui avait permis à Jean-Marie de prendre le large.

Une course échevelée commença, dans laquelle on eût dit un renard poursuivi par un ours.

À certains moments, Berrichon n’était plus qu’à dix pas à peine de son adversaire, et celui-ci croyait n’avoir qu’à étendre la main pour le happer.

Un éclat de rire redoublait sa rage, et devant lui il ne trouvait que le vide, jusqu’à ce que l’insaisissable gamin reparût cinquante pas plus loin.

Bien mieux, celui-ci semait sa fuite de pièges, se servant de tous les objets qui lui tombaient sous la main. Embusqué sous une porte, à un coin de rue, il lançait dans les jambes du géant tantôt un bâton, tantôt un panier, qui le faisaient choir à plat ventre.

La Baleine se relevait, ivre de rage, l’écume aux lèvres et, lancé comme un boulet, continuait sa poursuite. Tout le monde s’écartait devant lui. Les badauds riaient de ce taureau qui cherchait à saisir une anguille.

Un flot de peuple s’était mis à sa suite, poussant des cris de joie à chaque nouvel avatar survenu au colosse.

Par des crochets et des zigzags, Jean-Marie l’entraînait où il lui plaisait, manœuvrant de façon à pouvoir se retrouver devant l’hôtel de Gonzague, où il s’engouffrerait au moment opportun, et certain que son rival ne viendrait pas l’y chercher.

Soudain, il tourna l’angle d’une rue et s’arrêta en faisant résonner un éclat de rire. Les choses allaient changer de face.

En effet, quand la Baleine lui-même eût gagné le coin de la rue, il se planta sur ses deux pieds comme par enchantement, et esquissa même un mouvement de recul. Au lieu du seul gibier qu’il croyait déjà tenir, il se trouva en présence de trois hommes, dont deux qu’il ne s’attendait guère à rencontrer là.