Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
59
LA GRANGE-BATELIÈRE

— Les femmes qui regardent de travers, elles ne trouvent jamais que leurs maris marchent droit. Méfie-toi de celle-là, couquinasse, surtout que ce n’est pas toi qui porterais les culottes. Quand le charbonnier il n’est pas maître dans son chez soi, c’est rare si les choses ne vont pas mal.

— Je suis bien de ton avis, Cocardasse. Mais il y en a d’autres que Mlle Cidalise et la Paillarde. Enfin, qui vivra verra. Puisque tout le monde se marie, il faudra bien que notre tour arrive.

— Bagasse !… je te donne le mien et si le fils de Cocardasse senior il doit mourir, je te jure que ce sera dans la peau d’un célibataire.

Tout en jacassant ainsi, les deux compères avaient dépassé les remparts et gagné la campagne ; ils marchaient de ce pas alerte des gens qui n’ont rien à redouter, ou tout au moins qui s’en moquent.

Le jour s’obscurcissait peu à peu, et le brouillard qui montait des marais commençait à envelopper les objets. De temps en temps le Gascon mettait le pied dans une flaque d’eau, ce qui était prétexte à un juron formidable et Passepoil, a qui arrivait le même accident, trouvait que, décidément, ce quartier n’était pas un pays de Cocagne.

— Trouves-tu pas, dit-il, qu’il ne fait pas très bon ici, au milieu des ténèbres ? Si la Paillarde ne nous garde pas jusqu’au lever du jour, j’ai idée qu’il ne fera pas bon patauger ici passé minuit.

— Holé !… pourvu que nous voyons le bout de notre nez, cela nous suffit. Nous sommes un peu comme les chauve-souris, nous-autres.

— Possible que cela puisse nous servir d’ici quelques heures…

— À quoi songes-tu, ma caillou ?… Nous nous trouverons si bien au Trou-Punais que nous y serons encore au lever du soleil. Oublies-tu que la Borgnotte elle a un faible pour toi et que tu pourrais bien trouver la nuit trop courte. Pour ce qui me regarde, elle ne sera jamais assez longue tant que j’aurai à boire.

Bientôt ils atteignirent l’auberge, dont la porte était grande ouverte, inondant le chemin de lumière. Un peu plus loin, les deux fenêtres étroites et grillées du cabaret de Crèvepanse semblaient deux yeux rouges et sanglants, ouverts sur les mystères de la nuit.

Le Gascon vint encadrer sa longue silhouette dans le vide de la porte et se tournant vers son compagnon :

— As pas pur ! fit-il d’une voix tonnante. Entre, mon bon, nous sommes au port.

Puis, faisant un pas à l’intérieur, il ajouta en agitant son feutre au bout de son bras osseux :

— Salut ! belles dames ! amitiés, mes gentilshommes !

Frère Passepoil se tenait un pas en arrière. Puisqu’on était au port, il ne demandait qu’à jeter l’ancre, mais son œil cherchait en vain le regard fuyant de la Paillarde pour se rendre compte s’il ne faudrait pas essuyer dès l’entrée quelque gros orage.

— Vivadiou ! reprit son compagnon, Cocardasse junior et son petit prévôt ils présentent leurs hommages au sexe et personne ne bouge. Quiès à co ?

La compagnie ne se composait, en dehors de l’hôtelière et de ses servantes, que d’Yves de Jugan et de Raphaël Pinto, qui échangèrent un regard de satisfaction.

— Cocardasse ! Passepoil ! s’écria-t-on de toutes parts.