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LA GRANGE-BATELIÈRE


XII

LE PIÈGE


Après toutes les constatations déjà faites, Mathurine ne tarda pas à s’arrêter à une autre beaucoup plus étrange.

Il était de tradition au Trou-Punais que la Paillarde pouvait tenir tête, le verre en main, à n’importe quel buveur et sans en être incommodée elle-même. Il en avait coûté cher à certains qui l’avaient mise au défi, quand ils avaient dû payer la dépense.

Pour le moment, il n’en était aucunement question. Cocardasse ne l’avait pas provoquée à une de ces beuveries épiques comme nous en avons vu une entre le Bossu et Chaverny, et si l’on avait vidé déjà pas mal de flacons, ce n’était que pour se maintenir le gosier frais.

Certes, Yves de Jugan et Raphaël Pinto n’eussent pas mieux demandé que de voir l’hôtelière absolument ivre ; mais ils n’étaient pas de taille à se mesurer avec elle, et quant à engager Cocardasse à le faire, ils n’y songeaient en aucune façon.

Leur plan était d’amener les prévôts à une demi-ébriété qui se bornerait à paralyser une partie de leur volonté et pouvoir ainsi les entraîner au dehors au moment opportun.

Ils avaient lieu d’être satisfaits en ce sens : le nez du Gascon commençait à s’émerillonner assez joliment et le Normand sentait des bouffées de chaleur lui monter à la tête.

Cependant la Paillarde et Mathurine gênaient singulièrement leurs projets, et s’ils avaient trouvé le moyen de se débarrasser de la première, il n’en était pas ainsi de la seconde. Leur perplexité se fût même doublée s’ils eussent pu savoir qu’elle les surveillait de si près.

Depuis un instant, l’hôtelière clignait des paupières, bâillait à tout instant et faisait des efforts surhumains pour réagir contre le sommeil.

— C’est singulier, dit-elle en se frottant les yeux ; il me semble que j’ai envie de dormir, ma tête est lourde comme du plomb.

C’était étrange, en effet, de voir cette femme, qui ne cédait jamais devant ce qui était contraire à sa volonté, se débattre contre une somnolence invincible.

Elle se leva, s’élira les membres, fit quelques pas dans la salle et, attribuant cet engourdissement moins encore à l’immobilité à laquelle elle s’était astreinte qu’à ce qu’elle venait de boire, elle avala coup sur coup deux grands verres d’eau.

Le remède fut inefficace. Il lui parut que ses jambes étaient molles comme de la laine ; elle revint s’asseoir, essaya de plaisanter avec Passepoil. Sa langue s’empâtait à mesure, sa tête vacillait de droite à gauche. Elle avait