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LA GRANGE-BATELIÈRE

elle une si incompréhensible tentation et sa voix douceâtre lui paraissait si enivrante que Mathurine eut besoin de faire un violent effort sur elle-même pour ne pas se rendre à l’invitation du prévôt ; d’autant plus qu’en se rapprochant de lui, elle eût réalisé une partie de ses projets en lui glissant à l’oreille un avis salutaire.

Mais elle se contint parce que c’était un jeu trop dangereux pour le cas où l’hôtelière viendrait à se réveiller brusquement. Une scène s’ensuivrait alors dont il lui faudrait supporter tout le poids.

La bizarrerie du sommeil de sa patronne d’ailleurs ne lui donnait pas moins à penser. Ses doutes ne firent que se confirmer de l’insistance des jeunes gens pour qu’elle vînt boire avec eux. Ce dernier point fut même cause qu’elle refusa tout net.

— Merci bien, messeigneurs, dit-elle, je n’ai pas soif.

— Eh ! Minionette ! s’écria le Gascon, la soif vient en buvant, comme l’appétit en mangeant. Essaie un peu pour voir.

— Je ne bois jamais de vin, répliqua Mathurine.

Cocardasse la dévisagea de la même façon que l’avait fait Passepoil quand on lui avait dit qu’elle n’avait pas d’amoureux. Pour l’un, tel qui ne buvait pas de vin et pour l’autre, tel qui n’aimait pas, devait être conformé autrement que le commun des mortels.

— Eh ! donc !… que bois-tu ?

— Du cidre, quelquefois… presque toujours de l’eau.

— Ver ! plaignit le Gascon dont le gosier devint soudain aride à la pensée de ces deux liquides abhorrés ; va donc chercher de ce juss insipide, pitchounette.

— Il n’y a pas de cidre ici, mon gentilhomme, et, je vous l’ai dit, je n’ai pas soif.

— Oïmé !… voilà bien quelque chose qui me renverse et tu es la première que j’ais vue bâtie de la sorte. Si je songe jamais à me marier, je songerai à toi… Cornebiou ! à table au moins j’aurai la part double.

— Joue donc, interrompit Passepoil, craignant déjà que son ami parlât sérieusement de mariage.

La Paillarde ronflait. Il y avait des chances pour qu’elle ne se réveillât pas de longtemps. Il pouvait être deux heures du matin et, au dehors, la nuit était d’un noir d’encre.

Yves de Jugan et Raphaël Pinto paraissaient inquiets. Ils prêtaient l’oreille au moindre bruit venu de l’extérieur. La résistance de Mathurine les déroutait et vainement ils se creusaient la cervelle pour découvrir un moyen d’éloigner ce témoin gênant.

S’ils eussent pu l’endormir, comme ils l’avaient fait pour sa maîtresse, le champ fût resté libre ; les prévôts se laissaient facilement attirer dans le guet-apens projeté.

Force leur était d’y renoncer maintenant et aussi de constater que les deux habitués de Crèvepanse tardaient bien à agir de leur côté.

Le jeu reprit donc sans enthousiasme. Passepoil échangeait de tendres œillades avec Mathurine ; les spadassins se faisaient des signaux inquiets et Cocardasse n’avait d’yeux que pour la bouteille. Mauvaises conditions, en somme, pour que les uns et les autres fussent attentifs à leurs cartes.

Décidément la gaieté sommeillait, sans qu’il eût été besoin de pilules.