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LA GRANGE-BATELIÈRE

maladroit !… Le coup qui m’est allé droit au cœur, à ce qu’il dit, a tout juste fait une boutonnière à mon justaucorps à la place où il en manquait une…

Les malandrins, satisfaits de l’heureuse issue du guet-apens dressé par eux, s’éloignaient en conversant.

Dès qu’il n’entendit plus le son des voix, le Gascon s’enleva à la force des poignets, exécuta sur les reins un rétablissement que n’eût pas désavoué le premier maître de gymnastique de France et de Navarre et se retrouva sur ses pieds tout droit au milieu du pont.

Il est juste de dire qu’il n’en était pas plus fier pour cela, car à ce moment nul n’eût voulu le toucher, fût-ce avec des pincettes.

L’eau empuantée ruisselait de ses vêtements et formait une mare à ses pieds. Ses chausses lui plaquaient au corps ; ses vastes bottes s’étaient transformées en réservoirs. De plus, il avait perdu son feutre et le fourreau de sa rapière, cassé en deux, pendait lamentablement au long de sa cuisse.

Bien que la nuit fût très obscure et que le Gascon n’eût aucun miroir à sa portée pour se donner le spectacle de sa laideur, il n’avait pas moins conscience du piteux état dans lequel il se trouvait ; mais ce qui l’exaspérait au suprême degré, c’était la perte de Pétronille, sa rapière géante, souvenir d’une grande dame qui avait eu pour lui quelques bontés, compagne de toutes ses luttes héroïques ou désavouées.

Soudain, il frappa du pied et, s’il eût fait jour, on eût pu le voir pâlir.

— Cornebiou !… s’écria-t-il, sans songer qu’il pouvait être entendu, quel butor je fais de ne penser qu’à moi, quand je ne sais pas ce qu’est devenu mon petit prévôt.

Il ne se fut pas sitôt posé cette question que son anxiété fut à son comble.

La Baleine avait affirmé avoir senti du sang à la pointe de son épée… qui sait ? peut-être avait-il dit vrai ?…

— Si ma caillou il a réellement été atteint, pensa Cocardasse dont la gorge rendit un gémissement prolongé, il a dû s’évanouir et rester dans l’eau… Couquin de sort ! mon insouciance elle a pu le tuer !

Anxieux, il se pencha au bord du pont et écouta.

L’eau croupissante roulait silencieusement entre ses deux rives graissées par une sorte de cambouis.

Il appela assez doucement d’abord, puis an peu plus fort. Mais à mesure que ses craintes redoublaient, sa gorge se serrait davantage et bientôt il lui fut impossible d’articuler un son.

Comment chercher dans ces ténèbres épaisses ? Où aller demander de la lumière et du secours ? Retourner au Trou-Punais, c’était risquer de se heurter, sans armes, aux quatre bandits qui devaient s’y trouver à cette heure.

En cas ordinaire, dans les circonstances difficultueuses, Cocardasse avait rarement eu l’occasion de se mettre martel en tête, son petit prévôt étant toujours là pour apporter une solution au problème ; aussi son cerveau inhabitué au travail, était-il à la torture, et ses tempes battaient si fort qu’il éprouvait une peine inouïe à rassembler ses idées.

Il ne voulait pas s’éloigner, de peur qu’Amable ne vint à appeler à l’aide en son absence ; et d’un autre côté, il se rendait compte que peut-être il était encore temps de le sauver si l’on pouvait parvenir à savoir où il gisait.

— Pécaïré ! grommelait-il en se frappant le front, le diable me damne si je sais ce qu’il faut faire !