Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/217

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vers la délicatesse que vers la force. La nature qui est clémente n’est point prodigue ; elle n’empâte pas ses nourrissons d’une abondance brutale ; ils mangent sobrement, et leurs aliments ne sont point pesants. La terre, un peu sèche et pierreuse, ne leur donne guère que du pain et du vin ; encore ce vin est-il léger, si léger que les gens du Nord, pour y prendre plaisir, le chargent d’eau-de-vie. Ceux-ci n’iront pas, à leur exemple, s’emplir de viandes et de boissons brûlantes pour inonder leurs veines par un afflux soudain de sang grossier, pour porter dans leur cerveau la stupeur ou la violence ; on les voit à la porte de leur chaumière, qui mangent debout un peu de pain et leur soupe ; leur vin ne met dans leurs têtes que la vivacité et la belle humeur.

« Plus on les regarde, plus on trouve que leurs gestes, les formes de leurs visages annoncent une race à part. Il y a un mois, en Flandre, surtout en Hollande, ce n’étaient que grands traits mal agencés, osseux, trop saillants ; à mesure qu’on avançait vers les marécages, le corps devenait plus lymphatique, le teint plus pâle, l’œil plus vitreux, plus engorgé dans la chair blafarde. En Allemagne, je découvrais dans les regards une expression de vague mélancolie ou de résignation inerte ; d’autres fois, l’œil bleu gardait jusque dans la vieillesse sa limpidité virginale ; et la joue rose des jeunes hommes, la vaillante pousse des corps superbes annonçait l’intégrité et la vigueur de la sève primitive. Ici, et à cinquante lieues alentour de Paris, la beauté manque, mais l’intelligence brille, non pas la verve pétulante et la gaieté bavarde des méridionaux, mais l’esprit leste, juste, avisé, malin, prompt à l’ironie, qui trouve son