Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/241

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qui n’ont pas le temps de prier, est très-vraie. La masse travaille ; quelques-uns remplissent pour elle les hautes fonctions de la vie ; voilà l’humanité. Le résultat du travail obscur de mille paysans, serfs d’une abbaye, était une abside gothique, dans une belle vallée, ombragée de hauts peupliers, où de pieuses personnes venaient six ou huit fois par jour chanter des psaumes à l’Éternel. Cela constituait une assez belle façon d’adorer, surtout quand, parmi les ascètes, il y avait un saint Bernard, un Rupert de Tuy, un abbé Joachim. Cette vallée, ces eaux, ces arbres, ces rochers voulaient crier vers Dieu, mais n’avaient pas de voix ; l’abbaye leur en donnait une. Chez les Grecs, race plus noble, cela se faisait mieux par la flûte et les jeux des bergers. Un jour cela se fera mieux encore, si un laboratoire de chimie ou de physique remplace l’abbaye. Mais de nos jours les mille paysans autrefois serfs, maintenant émancipés, se livrent peut-être à une grossière bombance, sans résultat idéal d’aucune sorte, avec les terres de ladite abbaye. L’impôt mis sur ces terres les purifie seul un peu, en les faisant servir à un but supérieur.

« Quelques-uns vivent pour tous. Si on veut changer cet ordre, personne ne vivra. L’Égyptien, sujet de Chéphrem, qui est mort en construisant les pyramides, a plus vécu que celui qui a coulé des jours inutiles sous ses palmiers. Voilà la noblesse du peuple ; il n’en désire pas d’autre ; on ne le contentera jamais avec de l’égoïsme. Il veut, s’il ne jouit pas, qu’il y en ait qui jouissent. Il meurt volontiers pour la gloire d’un chef, c’est-à-dire pour quelque chose où il n’a aucun profit direct. Je parle du vrai peuple, de la masse inconsciente, livrée à ses instincts de race, à qui la réflexion