Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/370

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on aurait, on verrait, on allait voir le journal de Jaurès. On attendait. Il ne fallait rien dire. Ce serait un journal comme on n’en avait jamais vu. Le journal de Jaurès, enfin. Ce mot disait tout. Ce mot valait tout. On verrait ce que ce serait que le journal de Jaurès. Les titres couraient.

Ce fut sur ces entrefaites qu’arrivant un jour à l’imprimerie un peu de temps après le déjeuner les imprimeurs me dirent : Vous savez, que Jaurès est venu vous demander. Ils n’étaient pas peu fiers, les imprimeurs, de me faire cette commission, parce que la vénération que les anciens sujets avaient pour le roi de France n’était rien auprès des sentiments que nos modernes citoyens nourrissent pour les grands chefs de leur démocratie.

Il y avait dès lors fort longtemps que je n’avais pas revu Jaurès, depuis qu’il était redevenu député. Sa capitulation devant la démagogie combiste et bientôt sa complicité dans la démagogie combiste avaient achevé de consommer une séparation dont le point d’origine se perdait dans les établissements de nos plus anciennes relations. Pourtant quand les imprimeurs m’eurent ainsi rapporté que Jaurès était venu me demander, je me dis que somme toute j’étais le plus jeune, un tout jeune homme en comparaison de lui, que par conséquent je lui devais le respect, que je devais lui céder le pas, que nos anciennes relations n’avaient jamais rien eu que d’honnête et de hautement honorable, que le souvenir m’en serait toujours précieux, que je pouvais donc, que je devais faire la deuxième démarche. Je me présentai chez lui peut-être le lendemain matin. Il n’est pas une des maisons où je suis allé une fois où je ne puisse