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honorablement retourner. Peu d’hommes publics pourraient en dire autant.

Je me présentai chez lui. Je croyais qu’il avait quelque chose à me dire. Il n’avait rien. Il était un tout autre homme. Vieilli, changé, on ne sait combien. Cette dernière entrevue fut sinistre. C’est une grande pitié quand deux hommes, qui ont vécu ensemble d’une certaine vie, après une longue et définitive interruption d’eux-mêmes se remettent ou par les événements sont remis dans les conditions extérieures de cette ancienne vie. Nulle conjoncture, autant que ce rapprochement, n’imprime en creux dans le cœur la trace poussiéreuse et creuse de la vanité des destinées manquées. Il sortit. Je l’accompagnai pourtant. Nous allâmes à pied. Il mit des lettres à la poste, ou des télégrammes. Nous allâmes, nous allâmes, par ces froides avenues du seizième arrondissement. Arrivés à la statue de La Fayette, ou à peu près, il arrêta une voiture, pour faire une course. Au moment de le quitter, je sentis bien que ce serait pour la dernière fois. Un mouvement profond, presque un remords, fit que je ne pouvais pas le quitter ainsi. Au moment de lui serrer la main pour cette dernière fois, revenant sur ce qui était ma pensée depuis la veille, et depuis le commencement de ma visite, je lui dis : Je croyais que vous étiez venu me voir hier à l’imprimerie pour me parler de votre journal. — Un peu précipitamment : non. — Quelques instants auparavant il m’avait dit d’un ton épuisé : Je fais des courses, des démarches. — Il était et paraissait fatigué. — Les gens ne marchent pas. Les gens sont fatigués. — Les gens ne valent pas cher. Il était lassé, voûté, ravagé. Je n’ai jamais rien vu ni personne d’aussi triste, d’aussi