Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/421

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modernes, à opérer une seule reproduction parfaite, une seule communication exactement exacte. Seulement vous n’en pouvez conclure que ceci : que toute traduction est une opération vaine, une opération impossible, et qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas s’en mêler du tout ; et à mon tour j’abonderai dans votre sens ; mais vous n’en pouvez conclure qu’il faut traduire tout le reste et ne pas traduire les noms propres. Il faut ne pas traduire du tout, ou que toute la traduction soit une traduction commune, ordinaire, modeste, usuelle, usagère.

Vous me dites que Οἰδίπους n’est pas Œdipe. Croyez-vous que Τύραννος fasse roi ? Croyez-vous que ἱερεύς fasse prêtre, et même sacrificateur ? au sens que ces deux mots éveillent dans un esprit, dans une âme moderne, en admettant que le deuxième éveille un sens dans un esprit ou dans une âme moderne. Croyez-vous que βωμοί soient autels, au sens que nous entendons autels ? Et même croyez-vous que τέκνα soient enfants, et ne savez-vous pas qu’il y a aussi des distances autant irrémissibles entre ce que τέκνα éveillait dans les échos de l’âme antique et ce que enfants éveille dans les autres échos de l’âme moderne. Τέκνα même n’est point enfants, τροφή n’est point nourriture, πόλις n’est point seulement ville ni cité ; puisque c’est nommément une cité grecque ; rien n’est rien ; rien ne se refait parfaitement, rien ne se recommence, rien ne se reproduit exactement, rien d’ancien n’est en même temps nouveau, rien de nouveau n’est en même temps ancien ; de tout à tout il subsiste éternellement des distances irrémissibles ; et c’est pour cela que toute opération de traduction est essentiellement, irrévocablement, irrémissiblement une opération miséreuse, une opération misérable et vaine, une opération condamnée.