Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/62

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exerce un dommage non moins grand que ne pouvait exercer l’idée de la souffrance éternelle ; d’autant que cette idée même était une idée, une image, une représentation humaine. On s’est flatté trop vite qu’en supprimant les dieux et les sanctions des dieux on supprimait les souffrances les plus grandes ; premièrement on supprimait aussi, au moins dans le même sens, les consolations les plus grandes ; et peut-être la nature humaine est-elle ainsi faite qu’au lieu que ce soient les causes réelles extérieures qui mesurent la souffrance éprouvée, c’est au contraire la capacité réelle intérieure qui mesure le retentissement des causes ; il se peut que la menace ou même l’assurance d’un disloquement éternel introduisît moins de souffrance réelle dans l’âme d’un reître que n’en apporterait aujourd’hui dans une âme sentimentale ou douce le plus commun des malheurs sentimentaux. Notre première conclusion sera donc que la simple misère humaine a une suprême importance. La damnation a une suprême importance pour les catholiques. La misère sociale a une suprême importance pour nous.

On objecterait en vain que notre comparaison n’est pas fondée, sur ce que les peines infernales sont éternelles, infinies dans le temps ou dans ce qui serait le temps ; on oublierait cette première loi de la psychologie, que les souffrances nous sont grandes autant que nous les éprouvons ; la capacité de souffrance étant donnée, la vie humaine subit un dommage non moins grand que ne subirait une éternité, puisque cette éternité, pour nous au moins, ne serait jamais que représentée. On nous dit : Les misérables qui croyaient à l’enfer croyaient à une éternité de souffrance ; ils en