Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/92

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

en eux les fonctions de la connaissance ont eu la complaisance de se fabriquer pour soi une réalité à connaître : au lieu d’attacher les fonctions de la connaissance à la réalité, aux vestiges de la réalité, ils ont fait fabriquer par ces fonctions une réalité faite exprès pour elles ; ainsi les romantiques ne font le tour du monde que parce qu’ils ont commencé par se fabriquer un petit monde circumnavigable.

On a reproché à Jean Coste une certaine grandiloquence ; on a eu raison de la constater ; on a eu tort de la lui reprocher : il parle comme il peut ; on a eu tort de la reprocher à l’auteur : l’auteur a bien vu ; c’est un fait que les misérables se plaisent un peu à ce qui nous semble de la grandiloquence ; ils sont trop souvent oratoires, et quelquefois rhéteurs ; cela ne tient pas seulement à la vanité commune, exacerbée, aigrie par la misère ; cela ne tient pas seulement au vice de littérature, de phrase, à l’envahissement du jargon politique ; il y en a une cause beaucoup plus belle, beaucoup plus noble et beaucoup plus profonde, beaucoup plus humaine : la misère est une grandeur ; si grande que les autres grandeurs humaines en comparaison paraissent petites ; quand on connaît bien de vrais miséreux, ce qui frappe le plus en eux, dans l’abaissement même, c’est un certain ton de hauteur ; leur humilité n’est souvent que de la hauteur, intérieurement possédée ; ils ont toujours l’air de dire en parlant aux autres hommes : vous qui ne connaissez pas la vie, parce que vous ne connaissez pas la misère ; c’est justement cette grandeur, dont ils ont conscience, qu’ils ne peuvent pas toujours porter, et qui leur monte à la tête ; ils ne tombent