Page:Peguy oeuvres completes 04.djvu/125

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moi, avait quelque chose de désarmant. C’était toute la sollicitude, toute la tendresse, tout le renseignement, tout l’avertissement d’un grand frère aîné qui en a beaucoup vu.

Qui a été très éprouvé par la vie. Par l’existence.

Dès lors il était suspect. Dès lors il était isolé. L’honneur d’avoir fait l’affaire Dreyfus lui collait aux épaules comme une chape inexpiable. Suspect surtout, solitaire surtout dans son propre parti. Pas un journal, pas une revue n’acceptait, ne tolérait sa signature. On eût pris peut-être à la rigueur un peu de sa copie, en la maquillant, en l’avachissant, en la sucrant. Surtout en enlevant, en effaçant cette diablesse de signature. Il revenait naturellement vers nous. Il n’y avait plus qu’aux cahiers qu’il pût parler, écrire, publier, — causer même. Quand on faisait des pourparlers pour créer un grand quotidien (dans ce temps-là on pourparlait toujours pour créer un grand nouveau quotidien) et qu’on demandait de l’argent aux Juifs (ils en donnaient alors, ils s’en laissaient arracher beaucoup trop, M. Jaurès en sait quelque chose) les capitalistes, les commanditaires juifs n’y mettaient guère qu’une condition : c’était que Bernard-Lazare n’y écrivît pas.

On s’organisait fort proprement de toutes parts pour qu’il mourût tout tranquillement de faim. 1
Il revenait vers nous comme par sa pente naturelle. Il était comme sacré, c’est-à-dire qu’on le comptait pour son compte, on le mesurait à sa mesure, on le prisait à sa valeur et en même temps et surtout on ne voulait plus entendre parler de lui. Tout le monde le taisait.