Page:Peguy oeuvres completes 04.djvu/318

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souvent uniques. Qui autant que moi est votre bon lecteur, un bon lecteur de vous. Et vous-même combien de fois n’ai-je point écrit pour vous. Combien de pages ne vous étaient-elles point directement, personnellement adressées, envoyées. Vous étiez, je crois, un de mes bons lecteurs. Il suffit de voir le texte et de nous connaître. Allons-nous renoncer à cette sourde collaboration, la meilleure de toutes, la seule peut-être, de penser quelquefois l’un à l’autre quand on est devant sa table. Me trouverez-vous un remplaçant, hélas, un deuxième, je le dis hautement, quelqu’un qui me vaille. Pour moi je ne vous en chercherai point. Je n’ai aucun goût pour ce genre d’opération. Il y a une telle bassesse dans le remplacement, une infamie. Un deuxième n’est jamais un premier. On ne remplace personne. On ne remplace rien. Tout est irréversible. Ce n’est point à quarante ans qu’on se refait une vie. J’ai dans mes boîtes peut-être deux mille pages de copie, des dialogues, des paysages où vous êtes mon interlocuteur, mon Prince pour mes envois, où je m’adresse à vous, où je vous tiens le propos, des essais, des propos, des cahiers, des histoires où c’est votre nom qui passe, où c’est vous qui êtes au vocatif. Où c’est à vous que je m’adresse. Vais-je faire cette indignité, indigne de vous, indigne de moi, vais-je mentir en arrière, pour en avant ; j’ai deux mille pages que je finirai peut-être bien par publier dans ces cahiers. Vais-je raturer votre nom, sur copie, sur épreuves ; deleatur ; vais-je rayer, gratter. Effectuer, hélas, une radiation, solennelle. Remplacer par un autre nom. Mettre un autre vrai nom, forger, feindre un nom fictif.