Page:Pelletan - Le Monde marche.djvu/166

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Cette substitution de la liberté à la fatalité dans l’inspiration première de la tragédie, est à elle seule une éclatante démonstration du progrès. Si l’homme reconnaissait autrefois au lugubre fatum une si grande part dans son existence, c’est que faible, nu, ignorant, désarmé, opprimé, ballotté sans cesse par le sort, sans force de réaction suffisante contre le mal, il avait fini par faire la théorie de sa misère et par attribuer à son âme, toujours couchée et liée sur la pierre d’immolation, la passivité funèbre de la victime. Pour sortir de cet état de langueur et de prostration sous la main de la destinée, il devait prendre confiance en lui-même, prendre meilleure opinion de sa personnalité, de sa puissance sur l’univers ; mais comment prendre cette opinion, cette confiance, sinon par son industrie, par sa science, par la victoire de son génie, c’est-à-dire l’œuvre même du progrès ?

Que dire après cela de la poésie lyrique avant le christianisme ? Cette poésie, relisez-la aujourd’hui si vous en avez le courage : c’est l’âme antique mise à nu sous notre regard. Qu’est-ce que cela chante sur la lèvre d’Anacréon comme sur la lèvre d’Horace ? Écoutez Anacréon, ce vieillard pris de vin, vinosus senex, comme disait l’antiquité elle-même dans un moment de franchise : La terre boit l’eau, dit-il quelque part, l’arbre boit la terre, le soleil boit la mer, pourquoi ne boirais-je pas à mon tour ? Oui, boire, et dépenser ensuite son ivresse Dieu sait comment, c’est là l’éternel refrain qui flotte sur la